Les sûretés posant des difficultés liées à la nature ou à l'usage du cryptoactif

Les sûretés posant des difficultés liées à la nature ou à l'usage du cryptoactif

– À la recherche d'un fondement juridique adéquat. – La question se pose de savoir si une sûreté mobilière spéciale, de la catégorie des nantissements, même sans référence textuelle littérale aux cryptoactifs, n'aurait pas vocation à s'appliquer. Rappelons que le nantissement est défini par la loi comme « l'affectation en garantie d'une obligation, d'un bien meuble incorporel ou d'un ensemble de biens meubles incorporels, présents ou futurs » (C. civ., art. 2355). Le nantissement peut être conventionnel ou judiciaire.
Sa mise en œuvre toutefois n'est pas si évidente selon que l'actif numérique se rapproche d'un instrument de paiement, d'une monnaie, d'un titre financier ou d'une ligne de compte dématérialisée.
Déplaçant notre analyse du spécial au général, il s'agira ici de confronter les cryptoactifs d'abord aux nantissements spéciaux (Sous-section I) , puis au gage auquel renvoie l'article 2355, alinéa 5 du Code civil en présence de nantissements innommés, c'est-à-dire non soumis à des dispositions spéciales (Sous-section II) .
– Caractère déterminant de la technique de circulation des cryptoactifs. – Avant de procéder à ces confrontations, pour déterminer si le nantissement d'actifs numériques est ou n'est pas juridiquement, voire pratiquement envisageable, il faut rappeler un point très important concernant les cryptoactifs : leur technique de circulation. Les cryptomonnaies et les tokens sont émis, sont transférés et circulent via un protocole informatique sécurisé que l'on connaît sous l'appellation de blockchain V. supra, Partie I, Titre I, Chapitre II, « Le fonctionnement technique ». .
Si leur circulation implique un transfert de propriété (ce qu'il convient de vérifier pour les principaux actifs numériques), alors il est justifié d'écarter les nantissements qui laissent subsister le droit de propriété du constituant. Il faudrait alors aussi écarter le droit de rétention qui confère au créancier un pouvoir de blocage (réel ou fictif) et nullement un droit réel (ni droit de préférence, ni droit de propriété) sur le bien retenu.
Les modalités de détention, ainsi que les modalités et effets des transferts des différents actifs numériques influent donc sur l'analyse du caractère (in)adapté des sûretés.

Les nantissements spéciaux

On analysera ici le nantissement de compte (§ I) , puis le nantissement de compte-titres (§ II) dans leur confrontation aux actifs numériques.
– Nantissement de compte. – Cette hypothèse est spécialement reconnue par l'article 2360 du Code civil Cet article figure parmi ceux consacrés au nantissement de créance. Il est vrai que le nantissement de compte peut être considéré comme une déclinaison spéciale du nantissement de créance, qui sera étudié dans le prochain paragraphe (V. infra, no ). selon lequel, lorsque le nantissement porte sur un compte, la créance nantie s'entend du solde créditeur, provisoire ou définitif, au jour de la réalisation de la sûreté, sous réserve de la régularisation des opérations en cours, selon les modalités prévues pour les procédures civiles d'exécution.
On considère généralement que le nantissement ne grève pas directement les créances du titulaire du compte contre l'établissement teneur du compte, mais plutôt le « compte » lui-même. Or, qu'entend-on par « compte » ? Si l'on considère qu'il s'agit du compte ouvert auprès d'un établissement bancaire, financier ou de crédit, le wallet qui abrite des cryptomonnaies détenues par l'intermédiaire d'un prestataire en actifs numériques Sur la notion de portefeuille numérique, V. supra, Titre I, Sous-titre I, Chapitre II, « Le fonctionnement technique ». ne peut être assimilé à un compte bancaire, ce qui paraît par suite exclure l'application du nantissement de compte du Code civil. Toutefois, une approche moins restrictive de la notion de compte et donc de cette sûreté peut être adoptée.
L'application à un actif numérique est intéressante, surtout en présence d'une cryptomonnaie, ou précisément d'une créance de solde de compte libellé par exemple en ethers ou en bitcoins M. Bali, La prise de sûreté sur cryptomonnaie, art. préc., spéc. nos 16 et s. ou toute autre cryptomonnaie.
Comme vu précédemment V. supra, Titre I, Sous-titre II, « Les qualifications ». , on ne peut qualifier définitivement les cryptomonnaies de titres financiers, d'où la réflexion sur la mise en œuvre du nantissement de créance de droit commun dont relève le nantissement de compte. Force est de reconnaître cependant que la notification du nantissement au débiteur de la créance nantie soulève une question pratique quant à son identification. Dans la mesure où nombre de plateformes d'échange de cryptomonnaies sont des sociétés qui disposent d'un partenariat avec un établissement de monnaie électronique ou de paiement, cet établissement peut être considéré comme le débiteur de la créance nantie, constituée par le solde créditeur du compte. Les plateformes agréées seraient donc les débiteurs auxquels le constituant notifierait la conclusion du nantissement du solde de son compte en cryptomonnaies.
On sait que les plateformes proposant de mettre en relation des acheteurs et des vendeurs de cryptomonnaies sont le plus souvent adossées directement ou indirectement à des établissements de paiement ou de monnaie électronique habilités à recevoir des fonds. Comme le souligne un auteur, « cette structuration du support de détention de monnaie dite virtuelle pourrait être le critère d'admission du nantissement » M. Bali, La prise de sûreté sur cryptomonnaie : le cas du bitcoin, art. préc. . Les bitcoins ou autres cryptomonnaies pourraient être transférés à une adresse publique du teneur du compte similaire au compte bloqué. Dans l'hypothèse d'un nantissement en faveur d'un créancier d'une partie des actifs numériques en compte, ces derniers seraient transférés à une nouvelle adresse multiple détenue à la fois par le teneur du compte, le titulaire du compte et le créancier nanti, et qui fonctionnerait soit avec les signatures privées du créancier nanti et de son débiteur (le titulaire du compte), soit avec celle du teneur de compte, qui jouerait ici un rôle de tiers de confiance convenu Sur l'usage d'une double clé pour assurer l'effectivité du transfert de propriété au créancier, V. not. D. Legeais, La blockchain confrontée au droit des sûretés, préc., p. 137. .
Finalement, concernant l'adaptation possible ou non du nantissement de compte aux actifs numériques, on peut conclure dans le sens de l'éviction du nantissement de compte, quand bien même, en pratique, les plateformes d'échange de cryptomonnaies peuvent faire figure de débiteurs des créances nanties.
– Nantissement de compte-titres. – Cette sûreté a trouvé sa consécration légale dans l'ordonnance no 2009-15 du 8 janvier 2009, succédant au nantissement de valeurs mobilières et au nantissement d'instruments financiers (ancien C. monét. fin., art. L. 431-4). Il est aujourd'hui régi par l'article L. 211-20 du Code monétaire et financier et porte sur des titres financiers, l'assiette de la garantie pouvant être évolutive au fil des substitutions de titres à l'actif du même compte.
L'usage de la blockchain exclut la notion de « compte » – ce qui conforte l'éviction du nantissement de compte du Code civil et devrait aussi conduire à écarter le nantissement de compte-titres du Code monétaire et financier. Le « nantissement de compte-titres » est-il alors adapté aux cryptoactifs ? La difficulté posée s'agissant du nantissement de compte se rencontre évidemment pour celui de compte-titres.
Pour autant, sur le plan technologique, le protocole des chaînes de blocs pourrait renforcer l'efficacité de la sûreté par le recours au smart contract, c'est-à-dire à un programme lui-même intégré en blockchain et chargé de déclencher automatiquement certaines opérations (ainsi sa réalisation en cas de défaillance) V. infra, Commission 3, nos et s. .
– Nantissement de titres inscrits dans un DEEP : renvoi. – Par ailleurs, en ouvrant la possibilité de représenter certains titres financiers dans un « dispositif d'enregistrement électronique partagé » (DEEP), et non plus dans un compte, l'ordonnance no 2017-1674 du 8 décembre 2017 nous invite à repenser cette garantie M. Julienne, Le nantissement de titres financiers inscrits en blockchain, in Blockchain et droit des sociétés, ss dir. V. Magnier et P. Barban, Dalloz, 2019, p. 51. . Sur le plan de sa constitution pratique, une mise en œuvre moderne dématérialisée dans une hypothèse précise a donc pris forme récemment, à travers le nantissement de titres financiers inscrits sur une blockchain.
Son régime est précisé par le décret du 24 décembre 2018 pris en application de l'ordonnance du 8 décembre 2017 relative à l'inscription des titres de sociétés non cotées sur un dispositif d'enregistrement électronique partagé (DEEP). Il sera examiné dans le chapitre suivant V. infra, nos et s. .

La confrontation des cryptoactifs au nantissement de compte

La confrontation des cryptoactifs au nantissement de compte-titres

Les nantissements innommés

Dans la mesure où aucun des nantissements spéciaux n'est parfaitement adapté à la mise en garantie des actifs numériques, il résulte d'une telle mise en garantie un nantissement innommé, non soumis à des dispositions spéciales. Ce n'est pas dire qu'il se trouve entouré d'un vide juridique. En effet, les nantissements innommés sont soumis aux règles du gage de meubles corporels (§ I) . Cela conduit à confronter les cryptoactifs, et plus particulièrement les cryptomonnaies, au gage-espèces (§ II) .

La soumission des nantissements innommés au droit du gage

– Le droit commun du gage mobilier. – Qu'il s'agisse d'une cryptomonnaie, savoir « toute représentation numérique d'une valeur (…) échangéeélectroniquement » C. monét. fin., art. L. 54-10-1. , ou d'un jeton, savoir « tout bien incorporel (…) émis et transféré au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé » C. monét. fin., art. L. 552-2. , nous sommes en présence d'un bien meuble. Toutes les sûretés immobilières sont donc exclues.
Dans le droit des sûretés mobilières, le gage ou le nantissement ont par principe vocation à s'appliquer. Selon l'article 2355 du Code civil tel que résultant de la réforme de 2006, les nantissements de meubles incorporels autres que des créances, et non régis par des dispositions spécifiques obéissent aux règles du gage de biens meubles corporels C. civ., art. 2355, al. 5. Sur les problèmes posés par ce renvoi au droit du gage de biens meubles corporels, V. not. J. Stoufflet, Commentaire de l'ordonnance du 23 mars 2006 relative aux sûretés. Le nantissement de meubles incorporels : JCP G 2006, suppl. préc. au no 20, p. 12 et s. – M. Julienne, Le régime du gage : droit commun du nantissement ? : RD bancaire et fin. 2014, dossier 40. . Concrètement, les garanties portant sur des cryptomonnaies et des jetons ne faisant l'objet d'aucune disposition spécifique, se trouvent soumises au régime du gage de meubles corporels.

La confrontation des cryptomonnaies au gage-espèces

– Le gage-espèces en droit positif. – La nature de la sûreté dépend de celle donnée à la monnaie V. JCl. Notarial Formulaire, Vo Gage et nantissement, fasc. 40. Sur le lien entre nature et régime juridique : J.-L. Bergel, Différence de nature = différence de régime : RTD civ. 1984, 255 et s. Sur les débats sur la nature juridique de la monnaie ayant cours légal, V. not. dossier in RD bancaire et fin. juill.-août 2019, art. no 33 « Aspects juridiques », par D. Legeais. . Par nature, la monnaie est un bien fongible, et comme tel peut faire l'objet d'un gage. La pratique a désigné cette sûreté sur l'argent sous l'appellation de « gage-espèces » S. Bros, Le gage-espèces : Dr. et patrimoine juill.-août 2007, p. 77 et s. – D. Bureau, Le gage-espèces : Dr. et patrimoine 1999, no 27, p. 22. – D. Legeais, Le gage-espèces après la réforme des sûretés : Dr. et patrimoine sept. 2007, p. 70. – D. R. Martin, Du gage-espèces : D. 2007, 2556. .
S'applique-t-elle à une cryptomonnaie ? La négative paraît s'imposer, car la circulation de cryptomonnaies se réalise via un protocole informatique spécial et emporte un transfert de propriété. Or la qualification de gage-espèces a longtemps été étroitement liée à la mise en garantie de pièces ou de billets de banque pouvant faire l'objet d'une mise en possession matérielle du créancier ; en outre, la jurisprudence a souvent appliqué à l'affectation d'une somme d'argent à titre de garantie le régime du gage régulier, c'est-à-dire non translatif de propriété Cass. com., 23 avr. 2003, no 02-11.015. – Cass. 1re civ., 15 nov. 2005 : Bull. civ. 2005, I, no 415. .
L'argument relatif à l'assiette de la sûreté rebondit sur la distinction entre monnaie fiduciaire et monnaie scripturale Dans la pratique, les sommes d'argent affectées en garantie sont souvent scripturales, c'est-à-dire déposées sur un compte, en cours de fonctionnement ou bloqué, ouvert au nom du constituant ou à celui du créancier. C'est alors le solde du compte qui est nanti. Sur le nantissement de compte, V. supra, nos et . .
Concernant la monnaie fiduciaire, elle suppose d'être en présence d'un bien fongible et corporel.
La première condition de fongibilité est certainement remplie par la cryptomonnaie. Pour ses utilisateurs, un bitcoin par exemple se conçoit comme un mode de paiement – à l'instar d'un lingot d'or – dont l'usage est indifférent selon qu'ils sont détenteurs d'un bitcoin plutôt que d'un autre, comme des billets de banque certes numérotés et uniques, mais « interchangeables ». Une telle cryptomonnaie est donc de ce point de vue fongible, comme les juges du fond, dans une rare espèce rendue en ce domaine T. civ. Nanterre, 26 févr. 2020 : RD bancaire et fin. mai 2020, étude 7, obs. D. Legeais. Et V. supra, Titre I, Sous-titre II « Les qualifications », nos et s. , l'ont estimé.
Cependant la condition de corporalité n'est pas remplie, compte tenu des spécificités techniques de la cryptomonnaie V. supra, Titre I, Sous-titre I, Chapitre II « Le fonctionnement technique », nos à . qui ne sont pas palpables. Dès lors il n'est pas possible, sur le plan des qualités de la monnaie fiduciaire, de gager une cryptomonnaie comme une espèce d'argent.
L'autre argument pour évincer la qualification de gage-espèces procède de l'effet non translatif souvent associé à celui-ci Notons qu'une conception inverse est privilégiée par l'avant-projet d'ordonnance du 18 décembre 2020. V. infra, no , l'effet translatif de propriété reconnu par ce projet de réforme à la cession d'une somme d'argent à titre de garantie. . La monnaie peut faire l'objet d'un transfert fiduciaire, c'est-à-dire donner lieu à une convention par laquelle un constituant cède des fonds en garantie de l'exécution d'une obligation. Le mécanisme est notamment connu du droit Ohada depuis décembre 2010 A. Boccovi, Le transfert fiduciaire de somme d'argent en droit Ohada : RDAA déc. 2015 ; LPA 25 sept. 2015, no 192. .
En droit interne, le transfert de monnaie à titre de garantie pose un problème de qualification : l'ordonnance du 23 mars 2006 autorise certes la mise en gage d'un bien fongible (C. civ., art. 2341 et 2342), mais s'agit-il véritablement d'un gage ou d'une forme de sûreté-propriété Sur ce débat, V. spéc. R. Dammann, La réforme des sûretés mobilières : une occasion manquée : D. 2006, 1298. F. Leduc, Le gage translatif de propriété, mythe ou réalité ? : RTD civ. 1995, 307. F. Lemaitre, La monnaie comme objet de sûretés, LGDJ, 2017. D. R. Martin, De la garantie monétaire : RD bancaire et fin. 2006, no 2, p. 43. S. Torck, Les sûretés sur sommes d'argent après l'ordonnance du 23 mars 2006 portant réforme du droit des sûretés et la loi sur la fiducie du 19 février 2007 : RD bancaire et fin. 2008, no 1, p. 8. ?
Il est permis de considérer que la dépossession d'un bien fongible au profit du créancier garanti est en réalité translative de propriété, autrement dit de trancher le débat en privilégiant la qualification de cession fiduciaire en cas de remise d'une somme d'argent à un créancier V. infra, nos et s. . Telle est l'évolution que pourrait consacrer la réforme du droit des sûretés.
Le nouvel article 2374 du Code civil serait ainsi rédigé : « La propriété d'une somme d'argent, soit en euro soit en une autre monnaie, peut être cédée à titre de garantie d'une ou plusieurs créances, présentes ou futures ».
Deux points importants sont à relever :
  • Le caractère translatif de propriété. On peut citer le commentaire de la Chancellerie : « Le texte vise à définir le gage-espèces, conformément à la définition qu'en donne le droit positif : il opère ainsi un véritable transfert de propriété ». Remarquons que ce commentaire occulte les débats relatifs à la nature et au régime du gage-espèces rappelés ci-dessus (V. supra, no ).Par ailleurs, dans le sens du caractère translatif, citons également le nouvel article 2374-3 du Code civil : « Le cessionnaire dispose librement de la somme cédée ».Enfin, on peut relever que les nouveaux textes proposés ne seraient pas intégrés dans le droit commun du gage, mais dans une sous-section intitulée « Cession de somme d'argent à titre de garantie » au sein de la section du Code civil portant sur « la propriété cédée à titre de garantie », après la fiducie à titre de garantie et la nouvelle cession de créance à titre de garantie ;
  • la référence, dans le nouvel article 2374 du Code civil proposé par la Chancellerie, à une autre monnaie que l'euro. Outre d'autres monnaies nationales, pourraient être concernées les cryptomonnaies dès lors que leur qualification en monnaie est admise.À titre de premier propos conclusif, il faut souligner le caractère adapté de la qualification de gage-espèces dès lors que, de lege ferenda, le caractère translatif de propriété de celui-ci est reconnu.
– Le gage-espèces dans la réforme du droit des sûretés. – Il convient de brièvement présenter ici l'avant-projet d'ordonnance publié par la Chancellerie le 18 décembre 2020 Avant-projet d'ordonnance publié par la Chancellerie le 18 décembre 2020 (www.textes.justice.gouv.fr/textes-soumis-a-concertation-10179/reforme-du-droit-des-suretes-avant-projet-dordonnance-33667.html">Lien). et l'adaptation, en conséquence, de la qualification de gage-espèces.