Les qualifications légales (droit interne et droit comparé)

Les qualifications légales (droit interne et droit comparé)

Le législateur français s'est efforcé de donner une définition des actifs numériques, en droit interne (Sous-section I) , comme d'autres droits nationaux s'y sont intéressés aussi (Sous-section II) .

Le droit interne

Avant la loi de référence en la matière votée en 2019 (§ II) , le pouvoir réglementaire avait aussi pris position sur un actif financier particulier (§ I) .

Une première consécration légale, à défaut de qualification : l'ordonnance du 28 avril 2016

L'ordonnance du 28 avril 2016 relative aux bons de caisse Ord. no 2016-520, 28 avr. 2016 : JO 29 avr. 2016. fut l'occasion pour le gouvernement de créer de nouveaux titres dénommés les « minibons » (de caisse), pouvant être enregistrés sur la blockchain É. A. Caprioli, Consécration légale de la « blockchain » dans les bons de caisse : Comm. com. électr. juin 2016, no 6, comm. 58. .
Rappelons que des bons de caisse constituent des titres émis par un commerçant en contrepartie d'un prêt qui lui est accordé. Aux termes de l'article L. 223-1 du Code monétaire et financier, ce sont « des titres nominatifs et non négociables comportant engagement par un commerçant de payer à échéance déterminée, délivrés en contrepartie d'un prêt (…) ».
Comment les nommer lorsqu'ils font l'objet d'une intermédiation sur des plateformes de financement participatif ?
L'article L. 223-6 du Code monétaire et financier issu de cette ordonnance dispose que : « Par dérogation aux dispositions du quatrième alinéa de l'article L. 223-2, les bons de caisse peuvent faire l'objet d'une offre par l'intermédiaire d'un prestataire de services d'investissement ou d'un conseiller en investissements participatifs au moyen d'un site Internet remplissant les caractéristiques fixées par le règlement général de l'Autorité des marchés financiers. Ils prennent alors la dénomination de minibons ».
Ces bons de caisse négociés via une plateforme émargent donc à la scène et au lexique juridiques officiels ; sans qu'il s'agisse d'une qualification à proprement parler, en termes de catégorie de biens meubles, on peut à ce stade préciser que les minibons ne sont pas des instruments financiers.
Ce volet du droit financier a été complété par le décret no 2018-1226 du 24 décembre 2018 relatif à l'utilisation d'un dispositif d'enregistrement partagé pour la représentation et la transmission de titres financiers et pour l'émission et la cession de minibons B. Mallet-Bricout, Blockchain et droit financier : un pas (réglementaire) décisif : RTD civ. 2019, p. 190. . Il précise les modalités d'application de l'article L. 223-12 du Code monétaire et financier (C. monét. fin., art. L. 223-12">Lien) en unifiant les règles et contraintes pour tous les instruments financiers visés.

La loi Pacte

– Définition des cryptomonnaies. – Comment qualifier, définir légalement une unité monétaire virtuelle, stockée sur des logiciels ?
On sait qu'elle s'échange de pair-à-pair sur un système informatique décentralisé, ou blockchain, tenu à jour en permanence et (réputé) inviolable JCl. Commercial, Fasc. 535, préc., nos 40 et s., par D. Legeais. . L'article L. 54-10-1, 2o du Code monétaire et financier (C. monét. fin., art. L. 54-10-1, 2o ">Lien) en donne la définition suivante : « toute représentation numérique d'une valeur qui n'est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n'est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ».
En quelque sorte, c'est une qualification sui generis qu'a choisie le législateur, puisque la cryptomonnaie n'est ni une monnaie, ni une monnaie électronique, ni un moyen de paiement, ni un instrument financier.
La loi écarte les qualifications de monnaie (avec les conséquences qui en auraient résulté sur le statut d'établissement proposant des services de paiement, et ce qui exclut les monnaies ayant cours légal, les monnaies locales et les monnaies électroniques) et de biens divers précédemment évoquées.
– Éléments patrimoniaux visés. – Comment déterminer les actifs concernés par cette définition ? La formulation représentation numérique d'une valeur, très large, peut s'appliquer à beaucoup de créations issues de la digitalisation.
L'exigence qu'elle ne soit pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique ne peut finalement que satisfaire les promoteurs des cryptomonnaies historiquement défiants des banques centrales et généralement de tout système bancaire classique.
Le rattachement à une monnaie ayant cours légal est possible, mais non nécessaire : en pratique la définition pourra s'appliquer aux stablecoins dont le sous-jacent est constitué par des monnaies ayant cours légal, tels l'euro ou le dollar.
Le texte est aussi assez libéral quant au stade d'utilisation d'un moyen électronique pour qualifier une cryptomonnaie, par le terme « ou » qui exclut toute condition cumulative : elle doit pouvoir être transférée, stockée ou échangée électroniquement.
En définitive la qualification par défaut de bien incorporel pourra justifier l'application d'un certain nombre de règles D. Legeais, op. cit., nos 56 et s. .
– Regard critique. – Pour conclure sur l'œuvre qualificative du législateur, réelle (un bien incorporel, une représentation numérique d'une valeur), il a toutefois été souligné une certaine maladresse dans sa tentative de définition, en ce que la loi a pu s'engager « dans une négation contre nature de la nature monétaire des cryptomonnaies » N. Mathey, chron. Droit bancaire, in JCP E 2019, no 47, p. 35. .
L'autre grand volet de la loi Pacte a trait à la réglementation des professions intermédiaires en actifs numériques et aux diverses obligations déclaratives des acteurs en présence : ce point sera abordé dans des développements distincts V. infra, nos et s. .

Sur les définitions de la loi Pacte

La loi Pacte du 22 mai 2019 a consacré une nouvelle catégorie de biens, celle des actifs numériques ; sans les qualifier à titre général, elle en liste deux types :
  • les jetons : tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits, émis, inscrit, transféré ou conservé sur un dispositif d'enregistrement électronique partagé ;
  • et les cryptomonnaies : toute représentation numérique d'une valeur, ni émise ou garantie par une banque centrale ni attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d'une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d'échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement.
La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi Pacte » L. no 2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises : JO 23 mai 2019, no 0119, texte no 2 ; V., pour un dossier sur la loi Pacte : JCP E 2019, 1317 et s. , a marqué leur consécration légale et l'énonciation non d'une définition générale, mais une énumération. Elle confère aussi un statut aux prestataires de services portant sur les actifs numériques. Ils doivent être enregistrés et leur agrément peut être nécessaire pour certaines opérations V. infra, Chapitre « Les financements numériques », not. nos et s. .
La loi Pacte consacre les actifs numériques tout en les distinguant des véritables monnaies.
Le législateur ne les définit pas mais fournit une liste. En l'espèce, la catégorie comprend deux types de biens, les jetons et les cryptomonnaies C. monét. fin., art. L. 54-10-1. .
– Définition des jetons. – Aux termes de l'article L. 552-2 du Code monétaire et financier : « Au sens du présent chapitre, constitue un jeton tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositifd'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».
Sont exclus de la catégorie des jetons ceux remplissant les caractéristiques des instruments financiers mentionnés à l'article L. 211-1 dudit code (C. monét. fin., art. L. 211-1">Lien) et des bons de caisse mentionnés à l'article L. 223-1 (C. monét. fin., art. L. 223-1">Lien).
Le législateur a choisi de retenir une conception stricte du jeton, se distinguant d'autres systèmes juridiques et de la pratique. En effet, pour beaucoup, le jeton désigne tout actif numérique. Pour le législateur français, ce n'est qu'une catégorie de ceux-ci JCl. Commercial, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques, nos 3 et s., par D. Legeais. .
Cette définition assez large, libérale, reflète sans doute la diversité même des jetons en pratique. Il est possible de créer des tokens d'une grande variété. Les termes employés par la loi permettent la représentation de tout actif ou droit personnel ou réel.

Le droit comparé

L'examen de quelques législations étrangères nationales européennes (§ I) précédera l'interrogation sur l'émergence d'un droit européen ou international (§ II) .

Des droits européens

La loi allemande

– Travail législatif. – Comme la France, l'Allemagne a décidé d'inscrire les cryptoactifs et leurs services afférents dans son droit national G. Marraud des Grottes et B. Mathis, Les cryptoactifs en droit allemand : plus de questions que de réponses, Lamy, Actualités du droit, Tech&Droit, 2‎ ‎mars‎ ‎2020. . La https://www.bundesfinanzministerium.de/Content/DE/Gesetzestexte/Gesetze_Gesetzesvorhaben/Abteilungen/Abteilung_VII/19_Legislaturperiode/2019-12-19-Gesetz-4-EU-Geldwaescherichtlinie/3-Verkuendetes-Gesetz.pdf">Lienloi concernée a été adoptée le 19 décembre 2019, avec entrée en application au 1er janvier 2020.
Elle est le fruit d'une évolution commencée par un rapport du gouvernement fédéral publié le 7 mars 2019 (« Points-clefs pour le traitement réglementaire des valeurs mobilières électroniques et des cryptoactifs [en allemand] »), suivi le 18 septembre 2019, de sa https://www.bmwi.de/Redaktion/EN/Publikationen/Digitale-Welt/blockchain-strategy.html">LienStratégie Blockchain, laquelle promettait un projet de loi pour réguler l'offre publique de certains cryptoactifs.
Puis la transposition de la cinquième directive anti-blanchiment (PE et Cons. UE, dir. [UE] 2018/843, 30 mai 2018">Lien, dite LAB5) a influencé le projet de loi de transposition de la LAB5, soumis au Bundestag en octobre 2019.
– Une définition des cryptoactifs ( Kryptowerte ). – Rappelons que la transposition de la directive introduit plusieurs dispositions dans la loi bancaire allemande (Kreditwesengesetz), d'inspiration directe de la définition de la monnaie virtuelle introduite par l'article 1, (2), d) (18) de la LAB5 : « la représentation numérique d'une valeur qui n'est pas émise ou garantie ni par une banque centrale ni par une autorité publique, qui n'est pas nécessairement liée non plus à une monnaie établie légalement et qui ne possède pas le statut juridique de monnaie ou d'argent, mais qui est acceptée comme moyen d'échange par des personnes physiques ou morales et qui peut être transférée, stockée et échangée par voie électronique ». On retrouve là presque mot pour mot les termes de la loi Pacte.
La loi allemande finalement adoptée a admis une finalité supplémentaire aux cryptoactifs : l'investissement. Et a expressément exclu tout lien avec une monnaie légale.
Sur le plan des catégories, la loi allemande ajoute ces cryptoactifs à la liste des instruments financiers, et assimile à un service financier la conservation de cryptoactifs ou de clés privées y donnant accès (Kryptoverwahrgeschäft) dans un souci de régulation par la BaFin, le régulateur allemand des marchés, grâce à ce rattachement exprès Lamy, Actualités du droit, Tech&Droit, 2 ‎mars‎ ‎2020, préc. .

La loi suisse

Le droit fédéral suisse a fait l'objet d'une réforme importante par la loi du 25 septembre 2020 B. Mathis, Loi sur l'adaptation du droit fédéral aux développements de la technologie des registres distribués : Dalloz actualités, 25 sept. 2020. Et sur la genèse de la réforme : étude par C. Lombardini, Cryptomonnaie – L'approche suisse des cryptomonnaies : RD bancaire et fin. mai 2020, no 3, dossier 14. portant adaptation du droit fédéral aux développements de la technologie des registres distribués (TRD). Sans définir la TRD ou la blockchain, le législateur suisse énonce quatre exigences auxquelles le registre doit satisfaire : 1) donner aux créanciers, mais non au débiteur, le pouvoir de disposer de leurs droits au moyen de procédés techniques ; 2) être protégé de toute modification non autorisée ; 3) renseigner sur les droits et le mode de fonctionnement, en son sein ou non ; 4) permettre aux créanciers de consulter et vérifier l'intégrité du contenu du registre qui les concerne sans l'intervention d'un tiers.
L'innovation principale réside dans la création d'une nouvelle catégorie d'autorisation, dans le droit des infrastructures des marchés financiers, pour les systèmes de négociation pour les valeurs mobilières fondées sur la technologie des registres distribués (SNTRD). Les jetons d'utilité et de paiement (et ceux régis par un droit étranger) y sont éligibles, bien que n'étant pas qualifiés de valeurs mobilières. Formellement, la réforme est inscrite dans le droit civil, sans création d'autorité étatique régulatrice spéciale, pour laisser aux parties seules tout audit des jetons.
Comme le souligne un auteur B. Mathis, op. cit. note précédente, qui souligne que ce cadre légal « permet la négociation, via une plateforme, de jetons d'investissement, là où la France l'a explicitement exclu, en cohérence avec le droit européen (V. B. Mathis, Quelle réglementation européenne pour les security tokens ? : RISF 2020, no 2). Il admet tous types de participants à ses registres distribués, là où le Luxembourg n'admet que les banques (V. B. Mathis, La blockchain pour la circulation des titres : comparaison des régimes français et luxembourgeois, Actualités du droit, 23 oct. 2018). Il porte sur tous les types de titres financiers là où l'Allemagne a reporté à plus tard le traitement des titres de capital (V. le projet de loi allemand pour l'introduction de titres électroniques [en allemand]). Il assujettit le SNTRD à la lutte antiblanchiment pour tous les cryptoactifs là où le droit européen n'y assujettit les « prestataires de services de portefeuille de conservation » que pour les cryptoactifs servant de « moyen d'échange » (Dir. [UE] 2018/843, 30 mai 2018, relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, art. 1er, al. 2d) ». : « Le cadre juridique créé semble le plus abouti à ce jour parmi les rares pays dotés de marchés financiers ayant entrepris de légiférer sur le sujet. (…) On retiendra que, parmi les pays dotés d'un marché financier sophistiqué, la Suisse est le seul qui ait, à ce jour, un cadre juridique pour un marché secondaire de security tokens ».

Autres aperçus de droit comparé

Nos voisins européens s'intéressent bien évidemment aussi à donner un cadre légal aux implications juridiques des nouvelles technologies Étude L. Leguil, Intelligence artificielle et nouvelles technologies : que font nos voisins européens ? : JCP N 15 juin 2018, no 24, 1208. . Toutefois, c'est surtout en termes d'identification numérique, de data, et de développement des systèmes de blockchain.
Sur le plan des qualifications juridiques, les autorités étatiques abordent la question surtout par le statut juridique des cryptomonnaies, pour en déduire un volet protection des consommateurs.
Sur le plan de leur rattachement à une catégorie juridique, deux tendances émergent. Soit la qualification de valeurs mobilières domine – pour contrôler leur utilisation comme des instruments négociables pouvant servir à lever des fonds. Les tokens sont alors qualifiés de securities (sur le modèle des États-Unis, du Canada), de titres financiers. Soit on assimile les cryptomonnaies à tous actifs génériques (biens corporels ou incorporels), ce qui les rend susceptibles d'être détenus, contrôlés, et échangés, avec des contraintes moindres BRI, Réglementation des cryptomonnaies : évaluation des réactions du marché, rapport trimestriel, sept. 2018 (www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt1809f_fr.pdf">Lien). .

Un droit européen ou international ?

Comme l'a souligné un auteur D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, LexisNexis, 2019, nos 236 et s. , une réponse unifiée européenne ou internationale sera difficile à rédiger.
Pour l'Union européenne, l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF [en anglais : ESMA]), sans pouvoir législatif, a recensé les dangers et risques à qualifier de simples titres financiers divers cryptoactifs. Elle s'efforce donc d'orienter la législation de droit financier telle que proposée par la Commission vers une conformité et une harmonie réglementaires.
– Un cryptoeuro. – À défaut d'un corps de règles unifié, une cryptomonnaie étatique européenne pourrait voir le jour : le cryptoeuro D. Legeais : JCl. Commercial, Fasc. 535, préc., no 50. . Ainsi l'organisme Finance Innovation a formulé une proposition détaillée pour la mise en place d'un cryptoeuro Finance Innovation, Livre blanc Intelligence artificielle, blockchain et technologies quantiques au service de la finance de demain, RB édition, 2019, p. 156. . Il revêtirait deux intérêts : le premier pour les transactions de gros montants, par exemple les transferts interbancaires. Ainsi il pourrait être réalisé un règlement-livraison en monnaie banque centrale sur les marchés financiers en s'appuyant sur des plateformes type blockchain. La seconde utilité, à l'opposé, se manifesterait dans les transactions de petits montants ; le règlement en cryptoeuros se substituerait au paiement en liquide.