Les différends nés lors de l'exécution de contrats impliquant des actifs numériques émergent ou émergeront sur la scène judiciaire, donnant l'occasion aux magistrats compétents de qualifier de nouveaux objets juridiques. L'examen du droit interne
(Sous-section I)
précédera celui d'aperçus de droit comparé
(Sous-section II)
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Les qualifications jurisprudentielles
Les qualifications jurisprudentielles
Le droit interne
– Droit commun ou droit spécial. – À défaut de texte spécial propre à chaque usage dans telle situation pratique, il appartiendra au juge de déterminer la qualification adéquate de l'actif numérique en cause. Or, les décisions des tribunaux judiciaires sont rares.
L'ordre administratif a tranché la question sous le seul angle du droit fiscal applicable, confirmant le caractère mobilier des cryptomonnaies sur le plan de l'imposition de leur cession
Commentaires sur CE, 26 avr. 2018 : V. Renoux et S. Bernard, Quelle imposition des revenus de l'économie numérique ? : Dr. fisc. 2017, no 39, étude 477. – E. Dinh, Quel régime fiscal pour les ICO (« Initial Coin Offerings ») ? : JCP E 2018, 497. – N. Canetti, Fiscalité des cryptoactifs : éclaircies et zones d'ombre après l'arrêt du Conseil d'État du 26 avr. 2018 : Rev. Lamy dr. aff. sept. 2018, no 6532, no spécial. Et V. infra, Commission 2, Partie III.
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L'ordre judiciaire a très rarement eu à se prononcer sur des litiges mettant en jeu une cryptomonnaie. La seule jurisprudence demeurait un arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 26 septembre 2013, mais intéressant plutôt la notion de service de paiement pour une société qui utilise un compte bancaire sur lequel transitent des bitcoins, la qualification des bitcoins n'ayant pas été tranchée (la cour souligne : « La nature des bitcoins n'est pas l'objet du débat »)
CA Paris, pôle 5, ch. 6, 26 sept. 2013, no 12/00161 : JurisData no 2013-024887 ; JCP E 2014, 1091, note Th. Bonneau ; RD bancaire et fin. 2014, comm. 3, obs. F.-J. Crédot et Th. Samin ; JCl. Banque-Crédit-Bourse, Synthèse 40 : la société qui, lors de négociations de bitcoins sur une plateforme internet d'échange gérée par une société japonaise, reçoit les fonds des acheteurs et les transfère aux vendeurs, déduction faite de ses frais et commissions et de ceux dus au gestionnaire de la plateforme, fournit un service de paiement pour lequel elle doit être agréée.
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Aussi, très précieuse est la décision du tribunal de commerce de Nanterre du 26 février 2020 rendue à l'occasion d'un litige survenu autour d'un contrat de prêt de bitcoins entre entreprises spécialisées dans le commerce d'actifs numériques
T. com. Nanterre, 26 févr. 2020, BitSpread c/ Paymium : JurisData no 2020-002798.
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– Les faits. – En l'espèce, BitSpread, une société anglaise de conseil en matière financière et plus particulièrement dans le domaine des cryptomonnaies, dont le bitcoin, qui réalise des arbitrages entre différentes plateformes pour vendre ces actifs au meilleur prix (market maker), avait ouvert un compte auprès de Paymium, société française gérant une plateforme de négociation et d'échange de bitcoins. Paymium avait consenti à sa partenaire plusieurs prêts, d'un montant cumulé de mille bitcoins (BTC) avec intérêt à 5 % l'an. Ils furent remboursés fin 2017, mais uniquement en capital ; le montant des intérêts restant dus s'élevait à plus de quarante bitcoins. BitSpread voulut retirer cinquante-trois bitcoins figurant au crédit de son compte, mais Paymium s'y refusa en invoquant le défaut de paiement des intérêts, pour ensuite geler, puis clôturer le compte de BitSpread, laquelle l'assigna devant le tribunal de commerce de Nanterre.
Précisons enfin qu'est survenue en cours d'opération, une « bifurcation » (fork ou hard fork)
Le premier hard fork a eu lieu sur une autre blockchain, Ethereum, fin juill. 2016 ; il était motivé par une importante faille de sécurité (le hack de the DAO) et avait donné lieu à création d'une cryptomonnaie, l'Ethereum Classic (ETC).
ayant affecté la blockchain Bitcoin. Cette opération aboutit à la création d'une nouvelle cryptomonnaie, le bitcoin cash (BCH). Rappelons que le hard fork qui a donné naissance en août 2017 au bitcoin cash avait pour objectif d'augmenter la taille d'un bloc de la chaîne pour permettre de traiter plus de transactions, plus rapidement, avec des frais moins élevés.
Dans notre espèce, la société Paymium estimait devoir recevoir ces bitcoins cash en sus des bitcoins initialement prêtés.
– Les enjeux. – Tout l'intérêt du litige découlait donc de la qualification du prêt de bitcoins, elle-même dépendante du rattachement juridique du bitcoin, pour en déduire le régime applicable au procès sur la restitution des bitcoins suite au non-paiement des intérêts des prêts
Commentaire de la décision par M. Julienne, Le régime civil des actifs numériques : l'exemple du prêt de bitcoins : JCP E 2020, no 19, 1201.
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Les enjeux se résumaient ainsi
G. Marraud des Grottes, Bitcoin, fork et prêt : un arrêt structurant vient d'être rendu, Lamy, Actualités du droit, Tech&Droit, 5 mars 2020.
: quelle qualification pour le bitcoin ? Et donc quelle qualification pour un contrat de prêt de bitcoins entre entreprises ? Après un fork bitcoin, le prêteur de bitcoins peut-il valablement demander la restitution des bitcoins cash attribués ?
Le tribunal trancha le litige en qualifiant les bitcoins de choses fongibles objets d'un prêt de consommation ; les bitcoin cash constituant des fruits devant profiter à l'emprunteur.
L'appréciation des juges du fond
Dans une décision du 26 février 2020, le tribunal de commerce de Nanterre a qualifié les bitcoins de choses fongibles
– Prêt de consommation et bien fongible. – On sait la distinction faite par le Code civil entre le prêt à usage, qui oblige l'emprunteur à restituer les fruits de la chose prêtée et le prêt de consommation, qui transfère à l'emprunteur la propriété des choses prêtées et l'autorise à en jouir pour son propre compte. Compte tenu de la stipulation d'un intérêt, la première catégorie était à exclure, mais la seconde supposait établie la nature fongible des biens prêtés, les bitcoins.
Comme cela a été vu précédemment
V. supra, Chapitre I, « Les éléments du débat » nos
et s.
, la traçabilité intrinsèque à l'émission et à la transmission de bitcoins sur la blockchain ne doit pas écarter le caractère fongible des cryptomonnaies. Pour reprendre l'expression du professeur Julienne : « Il y a plus qu'une nuance entre la traçabilité dont il est ici question et l'individualisation qui caractérise un corps certain ».
En pratique au surplus, les acteurs du commerce de cryptoactifs tiennent les bitcoins pour interchangeables, et donc fongibles
H. de Vauplane, Fongibilité du bitcoin : l'exemple du « bitcoin fork » et du contrat de prêt de bitcoin : RTD fin. 2018, no 2, p. 89, spéc. p. 93. – M. Julienne, Les cryptomonnaies : régulation et usages : RD bancaire et fin. 2018, étude 19, no 9.
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Certes, le transfert d'un bitcoin d'un portefeuille (wallet) à un autre n'emporte pas destruction de celui-ci, mais une dépossession d'une partie au bénéfice de l'autre partie. Le bitcoin n'est pas naturellement « consommable ».
Pour reprendre les termes des magistrats du tribunal :
- sur la consomptibilité : « le BTC est « consommé » lors de son utilisation, que ce soit pour payer des biens ou des services, pour l'échanger contre des devises ou pour le prêter, tout comme la monnaie légale, quand bien même il n'en est pas une ; que le BTC est donc consomptible de par son usage » ;
- sur la fongibilité : « les BTC sont fongibles car de « même espèce et de même qualité » en ce sens que les BTC sont tous issus du même protocole informatique et qu'ils font l'objet d'un rapport d'équivalence avec les autres BTC permettant d'effectuer un paiement au sens où l'entend l'article 1291 ancien du Code civil, devenu l'article 1347-1 du même code lequel dispose en son deuxième alinéa que : « Sont fongibles les obligations de somme d'argent, même en différentes devises, pourvu qu'elles soient convertibles, ou celles qui ont pour objet une quantité de choses de même genre » ». Tous les bitcoins sont issus du même protocole informatique (1 bitcoin est divisible par 1 puissance 18 ; mais chaque bitcoin est tracé, donc on peut lui attribuer une certaine unicité à travers son historique).
En définitive, les magistrats, grâce à cette qualification de bien fongible, vont prêter aux bitcoins les attributs et les effets d'une monnaie classique afin de pouvoir légitimer l'application du régime du prêt à la consommation.
– Restitution des bitcoins cash : à qui appartiennent ces actifs générés par le
fork
? – Les juges consulaires tranchent en faveur de l'emprunteur. De cette qualification de prêt de consommation, ils déduisent qu'il « y a donc transfert de propriété au profit de l'emprunteur et corrélativement transfert des risques liés à la possession de la chose ». Aussi, « étant devenu propriétaire des BTC prêtés, BitSpread était légitime à en percevoir les “fruits”, en l'espèce les BCH attribués suite au “fork” du 1er août 2017 ».
S'agissant de la créance de restitution du préteur, le tribunal la considère désintéressée par le transfert par BitSpread à Paymium de mille BTC, en octobre 2017 : « les BTC étant fongibles comme il a été vu ci-avant, les BTC prêtés avant le “fork” du 1er août 2017 sont équivalents aux BTC remboursés après ledit “fork” ».
Le droit comparé
– Aperçus étrangers. – Il est difficile de recenser des décisions de juridictions étrangères en la matière.
Sur le plan civil et des catégories juridiques, on visera ici deux points de vue américains :
- une opinion dissidente émise par un juge à la Cour suprême des États-Unis le 21 juin 2018 : « what we view as money has changed overtime (…) perhaps one day employees will be paid in Bitcoin or some other type of cryptocurrency » citée par un auteur ;
- la qualification de bien meuble d'une cryptomonnaie, au sens de commodity en droit américain, donnée par la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), tels le blé ou l'or.
Les cryptoactifs et singulièrement certaines monnaies numériques franchissent les portes des prétoires parfois pour des cas de condamnation pénale
É. A. Caprioli, Une première condamnation aux USA pour la commission d'infractions sur le Dark Web : Comm. com. électr. juill. 2017, no 7-8, comm. 68.
ou de faits divers mettant en scène des demandes de rançon en bitcoins ou autres dérivés
Kidnappers Around the World Want their Ransoms Paid in Bitcoin, cité in Dalloz IP/IT oct. 2019, 539.
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En droit comparé européen, on peut citer une décision de la Haute Cour de Grande-Bretagne et du Pays de Galles du 13 décembre 2019
AA v. Persons Unkown & Ors, Re Bitcoin EWHC 3556 (Comm), 13 déc. 2019, commentée in Comm. com. électr. 2020, no 6, comm. 53, É. A. Caprioli.
reconnaissant un droit de propriété sur des cryptomonnaies. Le litige portait sur la possibilité de geler (par le biais d'une injonction provisoire d'ordre patrimonial) un portefeuille de bitcoins détenu dans un portefeuille (wallet) sur une plateforme d'échange de cryptomonnaies, lesquels bitcoins avaient constitué la partie du paiement d'une rançon (ransomware) versée à des pirates informatiques par une compagnie d'assurance. Reconnaître la possibilité de réaliser une telle injonction supposait pour la juridiction anglaise de reconnaître un droit de propriété attaché au bitcoin, donc en amont de qualifier un tel bien.
Or le droit anglais distingue deux catégories de biens : les choses en possession, qui sont les biens tangibles pouvant être possédés, et les choses en action, qui désignent les droits susceptibles d'être appliqués, autrement dit juridiquement exécutoires (une créance par exemple). De prime abord, un bitcoin ne semble dépendre d'aucune des deux catégories, mais la Haute instance a jugé que les bitcoins considérés remplissaient les conditions de la définition classique de la propriété résultant de la décision National Provincial Bank v. Ainsworth [1965] 1 AC 1175, soit : définissables, identifiables par des tiers, susceptibles d'être pris en charge par des tiers, et ayant un certain degré de permanence. Comme le souligne un commentateur, le jugement est important, car « la présente décision étend le droit de propriété anglo-saxon aux cryptomonnaies. [Et] est la première au Royaume-Uni à considérer que les bitcoins font l'objet d'un droit de propriété et à les assimiler par conséquent à des biens patrimoniaux »
É. A. Caprioli, comm. préc. note précédente. Et en l'espèce la plateforme s'est vu ordonner de geler les bitcoins du wallet litigieux et de fournir les informations sur le titulaire du portefeuille.
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Jurisprudence helvétique. On peut relever enfin une définition assez précise dans un arrêt du Tribunal administratif fédéral (l'instance judiciaire de recours contre les décisions de la Finma – autorité fédérale de surveillance des marchés financiers [de l'allemand Eidgenössische Finanzmarktaufsicht] qui surveille l'ensemble du secteur financier suisse [banques, maisons de titres, entreprises d'investissements, placements collectifs de capitaux, assurances]) du 21 janvier 2019
Trib. féd., 21 janv. 2019, B-6413/2017, consid. 5.1 (« Per Definition seien Kryptowährungen virtuelle Währungen, die mit Hilfe von Verschlüsselungstechnologie (Kryptographie) geschaffen und gesichert würden. Unter einer virtuellen Währung verstehe man ein System aus Werteinheiten, welche digital geschaffen und als Zahlungs– oder Tauschmittel eingesetzt würden »), cité par C. Lombardini, Cryptomonnaie – L'approche suisse des cryptomonnaies : RD bancaire et fin. mai 2020, no 3, dossier 14.
, dont on peut citer les termes suivants : « Par définition, les cryptomonnaies sont des monnaies virtuelles qui sont créées et sécurisées au moyen d'une technologie de cryptage (cryptographie). Une monnaie virtuelle est un système d'unités de valeur qui sont créées numériquement et utilisées comme moyen de paiement ou d'échange ».