Les cryptomonnaies : des monnaies ?

Les cryptomonnaies : des monnaies ?

– Monnaie ou pas monnaie : récurrent problème. – La résolution de la qualification ou non de monnaie s'impose comme la question préalable obligée pour classifier les cryptomonnaies sur le plan du moment du paiement ; la première d'entre elles n'a-t-elle pas été imaginée, rêvée JCl. Commercial, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques, no 71, par D. Legeais. , comme la nouvelle monnaie universelle ? Des arguments pour (Sous-section I) et contre (Sous-section II) une assimilation peuvent être avancés, ces derniers semblant l'emporter.

Pour une assimilation des cryptomonnaies à une monnaie

Dans une approche économique de la monnaie, les cryptomonnaies peuvent trouver des points de rencontre avec les monnaies « classiques », ou dépasser leur conception habituelle.

Une pure monnaie privée

– Un usage communautaire basé sur la confiance. – La « communauté » des utilisateurs de cryptomonnaies considère implicitement que la cryptomonnaie, comme moyen de paiement, est une monnaie comme une autre, nonobstant ses caractéristiques singulières Preuve en serait que des ICOs sont réalisées grâce à elles ; sur ces opérations, V. infra, nos et s. .
Certes, elles se créent et circulent indépendamment de toute banque et sont détachées de tout compte bancaire. Finalement, ne seraient-elles pas des monnaies purement privées, sans cours légal, non convertibles en aucune monnaie légale, dénuées de soutien public ?
Leur déconnexion d'avec une monnaie existante les fait échapper, semble-t-il, aux traits singuliers des monnaies étatiques.
Mais est-ce une raison pour ne pas les qualifier de monnaie ? Les utilisateurs la considèrent comme telle, d'une catégorie à part, ce qui interpelle les auteurs sur le plan de son sous-jacent N. Barbaroux, Un exemple de blockchain à la frontière du droit et de l'économie, in Blockchain et droit, ss dir. F. Marmoz, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2019, p. 19. .
Nous sommes en présence d'une monnaie intégrée à son système de paiement. En quelque sorte, elle est « plateformisée », et sa valeur tient à la confiance de ses utilisateurs. Cette approche rejoint une définition plus comportementale de la monnaie. Pour certains auteurs G. Bourdeaux, Propos sur les « cryptomonnaies » : RD bancaire et fin. 2016, dossier 39. – N. Mathey, La nature juridique des monnaies alternatives à l'épreuve du paiement : RD bancaire et fin. 2016, dossier 41. en effet, la nature juridique de monnaie serait caractérisée sur un plan plus psychologique que juridique : tout découlerait de la croyance privée en son acceptation en tant que monnaie.
– Une émission privée. – Dans cette perspective, il faudrait s'affranchir de la règle selon laquelle l'émission d'une monnaie serait nécessairement une prérogative uniquement régalienne.
Ce ne serait pas le premier cas d'une monnaie d'un nouveau type ; la monnaie scripturale elle-même dans l'histoire n'a pas été d'évidence immédiatement assimilée à une monnaie.
Pour reprendre les termes de Dominique Legeais : « Après le coquillage, la pièce, le billet, la monnaie scripturale, c'est peut-être une nouvelle étape ! Dans cette perspective, la cryptomonnaie peut apparaître comme étant la monnaie de la nouvelle économie en voie de gestation » JCl. Commercial, Fasc. 535, préc., no 83, par D. Legeais. .
En définitive, le passage de l'étape de la stabilité, de la régulation, pourrait conférer aux monnaies virtuelles le statut de véritable monnaie.

Un moyen de paiement acceptable

– Une monnaie complémentaire. – Dans son acception classique, la monnaie représente une créance que son détenteur particulier tient contre son émetteur banque centrale d'un État ou d'une union monétaire d'États. Or, l'économie du bitcoin et de ses dérivés ou successeurs réside dans la croyance d'une communauté dans un mode de paiement, via des valeurs communes, dont la matrice en quelque sorte réside dans la libre émancipation des intermédiaires des États. Est-on en présence d'une monnaie d'un type nouveau ou d'une catégorie existante ?
Pour essayer d'y répondre, il faut se rappeler qu'une cryptomonnaie réalise la confusion entre unité de valeur et unité de paiement. Or la doctrine, au-delà de chacun de ses développements particuliers, distingue en général le support des fonctions de la monnaie R. Libchaber, Recherches sur la monnaie en droit privé, préf. P. Mayer, t. 225, LGDJ, 1992. . La cryptomonnaie à cet égard bouscule le raisonnement, ce qui ne doit pas pour ses détenteurs conduire à lui dénier le rôle d'une monnaie.
Dans ce cas, le paiement en cryptomonnaie obéirait aux règles relatives au paiement de sommes d'argent.
Si l'on admet que les cryptomonnaies sont bel et bien des monnaies n'ayant pas cours légal – dès lors les créanciers ne sont pas obligés de les accepter comme telles –, elles ont cependant un pouvoir libératoire lorsqu'elles sont acceptées comme mode de paiement par les créanciers V. S. Benilsi, Paiement – Règles particulières aux paiements de sommes d'argent : Rép. dr. civ. Dalloz, no 166. Exception en question : le paiement en cryptomonnaie. . La blockchain, par définition non rattachée à un territoire donné, échapperait à l'obligation de payer en euros.
– Le cas du bitcoin. – De surcroît, l'envolée régulière du cours par exemple du bitcoin (le dimanche 27 décembre 2020, son cours a franchi quelques instants la barre des 28 000 $ – soit 22 840 €) et la souscription de plus en plus massive de ses unités plaident pour sa crédibilité comme valeur d'échange ou de paiement, voire comme une valeur refuge, à l'instar de l'or, compte tenu de la rareté du nombre de ses unités programmée par son fondateur Soit vingt et un millions de bitcoins, montant estimé atteint autour de 2140. . Le bitcoin en effet s'institutionnalise malgré son caractère décentralisé à taille géante ; certains fonds d'assurance s'y intéressent V. Le Monde 31 déc. 2020, relatant qu'une vénérable mutuelle américaine née en 1851, la Massachusetts Mutual Life Insurance Company, a acheté le 10 décembre 2020 pour cent millions d'euros de bitcoins pour l'un de ses fonds. .
Au-delà du seul bitcoin d'ailleurs, des plateformes mettent en place des services d'achat en cryptomonnaies En octobre 2020, la société de services de paiement en ligne PayPal a annoncé la création d'un service d'achat, vente et paiement en plusieurs cryptomonnaies : bitcoin, ethers, lirecoin, pour courant 2021. , ce qui serait un autre signe de leur acceptabilité comme monnaie de paiement.

Une nouvelle valeur refuge.

Le bitcoin serait valeur d'échange ou de paiement, voire une valeur de refuge, à l'instar de l'or, compte tenu de la rareté du nombre de ses unités.

Contre une assimilation des cryptomonnaies à une monnaie

Dans la théorie du droit de la monnaie, ou droit monétaire, qui peut se définir comme « l'ensemble des règles de droit, public ou privé, qui régissent l'appropriation et la circulation de la monnaie, comme aussi l'évaluation de toutes choses en monnaie » J. Carbonnier, Flexible droit ; Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 2013, Chapitre « La monnaie en quête de son droit ». , la cryptomonnaie s'éloigne radicalement des caractéristiques d'une monnaie, tant sur le plan de son émission extra-étatique (§ I) que de son détachement de toute réserve de valeur (§ II) .

Cryptomonnaies versus Autorité centrale étatique

– L'empreinte régalienne des monnaies. – Sur le plan de sa création, pour la doctrine dominante une monnaie ne peut être que régalienne. C'est fondamentalement une question de souveraineté T. Bonneau, Régulation bancaire et financière européenne et internationale, Bruylant, 4e éd. 2018, p. 836 ; Analyse critique de la contribution de la CJUE à l'ascension juridique du bitcoin, in Mél. B. Sousi, RB édition, 2016, p. 290. . Le bitcoin à cet égard ne peut être appréhendé hors d'une question politique plus générale : la monnaie relève du domaine étatique.
  • le Code monétaire et financier affirme que « la monnaie de la France est l'euro » (C. monét. fin., art. L. 111-1">Lien), et non toute cryptomonnaie ;
  • la monnaie est essentiellement une émanation de l'autorité publique, qui lui confère un véritable pouvoir libératoire, corollaire du cours légal dont les cryptomonnaies, précisément, sont dépourvues ;
  • les unités monétaires classiques sont par essence fongibles, tandis que les unités de cryptomonnaies seraient des corps certains dont on peut retracer le parcours.
– Exclusion de la qualification de devise. – Généralement, trois arguments principaux M. Julienne, Les cryptomonnaies : régulation et usages : RD bancaire et fin. nov. 2018, no 6, étude 19. sont avancés pour refuser la qualification de devise ou monnaie au bitcoin :
Même si ce dernier argument ne convainc guère, car il ne faut pas confondre fongibilité et traçabilité, la doctrine en conclut que la cryptomonnaie n'est ainsi pas une monnaie dans sa conception classique JCl. Commercial, Fasc. 535, préc., nos 73 et s., par D. Legeais. .
Notons enfin que la cryptomonnaie ne peut être assimilée à une monnaie locale Une monnaie locale ou complémentaire consiste à créer une unité monétaire dans une zone géographique limitée disposant d'une histoire culturelle, spécifique. Elle privilégie une approche en circuits courts dans les échanges économiques entre acteurs. au sens de sa reconnaissance, sa consécration, par le Code monétaire et financier.
À rebours des arguments mettant en avant la confiance privée des utilisateurs, la négation du qualificatif de monnaie tient tant à l'absence de distinction entre unité et support qu'au défaut de confiance donnée dans sa monnaie par un État souverain ; on serait en présence non d'une monnaie mais d'un actif particulier, un cryptoactif La Banque de France, après avoir qualifié la cryptomonnaie de « monnaie virtuelle non régulée » (Banque de France, Les dangers liés au développement des monnaies virtuelles : l'exemple du bitcoin : Focus 5 déc. 2013, no 10), emploie depuis la terminologie de cryptoactifs (Banque de France, Focus 5 mars 2018, no 16. – J. Lasserre Capdeville et J.-Ph. Kovar : Banque avr. 2018, no 820, p. 90. – P. Storrer, Nouveaux moyens de paiement, banque digitale et protection des données : « Ceci n'est pas une monnaie » [Que sont les cryptomonnaies devenues ?] : Banque et droit mars-avr. 2018, no 178, p. 46). .

Cryptomonnaies et valeur d'échange, instrument de mesure et réserve de valeur

– L'absence des marqueurs classiques d'une monnaie. – La référence à un cours légal fait défaut pour une cryptomonnaie ; elle ne peut avoir un pouvoir libératoire, au sens d'imposer à un cocontractant un paiement en bitcoins, ou de payer ses impôts dans cette monnaie.
Y a-t-il par ailleurs remise de billets ou toute monnaie de paiement en contrepartie de la création d'une cryptomonnaie à l'instar d'une monnaie dite « électronique » ? On ne peut assimiler une cryptomonnaie à une monnaie électronique JCl. Commercial, Fasc. 535, préc., no 80, par D. Legeais. , car leur reconnaissance passe par l'émission de monnaie électronique contre la remise de fonds.
– La contestation d'un pouvoir libératoire. – Le paiement en cryptomonnaie, donc sans faire appel à l'euro si l'on se place en droit monétaire français, est-il libératoire ? Si l'on suit certains auteurs H. de Vauplane, L'analyse juridique du bitcoin, in Rapport moral sur l'argent dans le monde, Régulation, gouvernance, complexité dans la finance mondialisée, Association d'économie financière, 2014, p. 351. – M. Roussille, Le bitcoin : objet juridique non identifié : Banque et droit 2015, no 159, p. 27 et s. qui dénient aux cryptomonnaies tout cours légal, le paiement en cryptomonnaie ne serait pas un paiement de somme d'argent et ne serait pas soumis aux règles figurant aux articles 1343 à 1343-5 du Code civil (C. civ., art. 1343 à 1343-5">Lien).
Tout règlement en cryptomonnaie d'une obligation régie par le Code civil serait en soi inefficace.

Du Libra au Diem, ou la cristallisation des débats sur la qualification de monnaie

Les faits
À l'origine, le projet « Libra » désigne la nouvelle cryptomonnaie initiée par Facebook en 2019 pour répondre à un marché du transfert d'argent et paiement via messagerie en plein essor. Un consortium d'organisations non gouvernementales et de vingt-huit grandes entreprises était partenaire du projet.
La monnaie devrait être gérée par une fondation sans but lucratif dont Facebook est l'une des organisations cofondatrices. Pour rassurer les acteurs économiques et conserver un cours stable, cette monnaie virtuelle serait des stablecoins pour l'achat desquels la fondation adosserait l'équivalent en titres gouvernementaux ou en devises.
À son lancement, chacune des vingt-huit entreprises a décidé de l'apport d'au moins dix millions de dollars dans la fondation suisse Libra Networks, et ayant pour actionnaire Facebook Global Holdings.
Parmi les vingt-huit partenaires associés au départ au projet, figuraient des acteurs majeurs du paiement et des transactions en ligne : Mastercard, Visa, PayPal, Uber et Spotify, ou encore le français Iliad.
Tout au long de l'année 2019, et notamment le 24 octobre 2019 devant les élus de la commission parlementaire des services financiers du Congrès américain, le président de Facebook a précisé son fonctionnement, tout l'enjeu étant de proposer une garantie de la valeur de cette « monnaie ». Le fonctionnement serait le suivant :
  • les échanges passeront par la technologie blockchain, avec un réseau privé, mais le Libra serait adossé à un panier de devises traditionnelles ;
  • les Libras pourront être achetés avec n'importe quelle devise et seront utilisés pour régler des transactions sur internet comme dans des boutiques physiques ;
  • Quelle banque centrale émettrice ? La monnaie serait émise par une association à but non lucratif ayant son siège en Suisse.
Toutefois, les pays du G20, les banques centrales des principaux pays industrialisés, le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne ont, à l'automne et l'hiver 2019, tous exposé leur méfiance vis-à-vis de cet objet monétaire non identifié : voilà une monnaie sans État ? Sans réserve étatique ? Sans contrôle démocratique car corrélé à une multinationale privée ? Comment s'en servir ? Le dispositif est-il fiable du point de vue de la lutte contre le blanchiment ?
Cela explique les retraits successifs des grandes entreprises du projet en octobre 2019 : Visa, Mastercard, PayPal, Stripe, eBay, Booking holdings, Mercado Pago, et Vodafone en janvier 2020.
Facebook a depuis annoncé la participation au projet, en février 2020, de la plateforme d'e-commerce Shopify et, en avril 2020, de Checkout.com">Lien
Enfin, la monnaie digitale a changé de nom : exit le Libra, bienvenue au Diem (le jour), comme un signe de la sortie de l'ombre pour la lumière du projet ; ainsi l'a décidé l'association chargée du lancement du projet, tout début décembre 2020. Le président de l'association, Stuart Levey, ancien sous-secrétaire d'État au terrorisme sous les administrations Bush et Obama, a précisé que cela ne traduisait pas une volonté de couper tous les liens avec Facebook, membre essentiel de l'association, mais signifiait que l'association « fonctionne de manière autonome et indépendante ». Le premier actif digital serait arrimé uniquement au dollar, dans la volonté de présenter un composite numérique représentant une cryptomonnaie stable.
Quant au calendrier, le lancement n'aura lieu qu'après l'obtention de la licence en tant que système de paiement, délivrée par l'autorité suisse de surveillance des marchés financiers, la Finma.
Le droit
Les enseignements sur la qualification sont les suivants :
  • la confusion des qualités de monnaie et de système de paiement.Libra est un système de paiement en ce qu'il permet à des acheteurs et des vendeurs de pouvoir être payés partout dans le monde selon une architecture particulière, séparée des systèmes de paiement internationaux (comme Swift), régionaux ou nationaux (Sepa). Et l'architecture sert aussi de transfert d'une monnaie décentralisée émise via la même blockchain développée par les concepteurs de Libra. En cela la qualification juridique uniforme est difficile ;
  • une « monnaie » sans cours légal : une simple marchandise qui servirait aussi de monnaie.On retrouve là le défi de la régulation monétaire, absente du système Libra, qui s'affranchit de toute souveraineté monétaire étatique. Si l'on écarte la qualification de monnaie légale, le Libra devrait être traité dans l'ordre monétaire interne comme une simple marchandise ;
  • une véritable « monnaie » électronique ou un simple service de paiement.L'Autorité bancaire européenne a rappelé, dans un rapport publié début 2019, la définition de la monnaie électronique au sens de la directive 2007/64/CE : « une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une créance sur l'émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d'opérations de paiement telles que définies à l'article 4, point 5), de la directive 2007/64/CE et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l'émetteur de monnaie électronique ». Or, si le Libra semble remplir les critères de valeur monétaire, de forme électronique, de finalité de paiement et d'acceptation par ses utilisateurs, la question du droit de créance sur l'émetteur n'est pas facilement résolue, car elle renvoie à la nature des droits des porteurs du Libra sur la réserve (classification des stablecoins) ;
  • une « monnaie » sans dépôt bancaire public souverain.Le renvoi à des monnaies souveraines (euro, dollar), pour composer en quelque sorte la réserve du Libra, permet-il de caractériser l'existence d'un véritable dépôt bancaire quantifiable et identifiable ? La difficulté tient au fait qu'il est difficile d'accéder à la réalité du stock des stablecoins déposés sur un compte en banque ou ailleurs. Par ailleurs la notion de dépôt renvoie à celle d'établissement de crédit, ce que ne constitue pas semble-t-il l'architecture Diem (Libra), puisque la réserve paraît appartenir à… l'association de droit suisse Diem.