Les cryptoactifs : des biens incorporels singuliers ?

Les cryptoactifs : des biens incorporels singuliers ?

– Enjeux dans l'ordre juridique. – Les enjeux de la détermination du type de bien incorporel dont il s'agit, en présence d'un actif numérique, sont importants. Chaque opération juridique le concernant a vocation à se loger ou non dans un cadre légal ou réglementaire existant, et dépend d'une source de droit singulière.
À titre d'exemple, un gage sur une cryptomonnaie est-il assimilé à un gage-espèces ? Une cryptomonnaie est-elle un instrument de paiement comme un autre ? Un actif immobilier tokenisé demeure-t-il un immeuble ? Comment inventorier des jetons dans une succession ? Ces applications particulières seront abordées au fil de la présente commission. À ce stade, il faut s'intéresser à certaines grandes catégories de rattachement du droit des biens, pour prendre la mesure de la singularité des cryptoactifs.
– Un bien meuble. – Une certitude s'impose : un cryptoactif, une cryptomonnaie ne peuvent être appréhendés comme un bien immobilier ; il convient de les rattacher aux « biens meubles ». Au sein des biens meubles, on distingue classiquement les biens corporels par nature des biens meubles par détermination de la loi JCl. Notarial Répertoire, Vo Biens, fasc. 60, Biens meubles pas nature ou meubles corporels, nos 5 et s., par G. Loiseau ; du même auteur : Fasc. 70, Biens meubles par détermination de la loi ou meubles corporels. .
Toute l'évolution contemporaine du droit des biens, en termes de catégories de rattachement, est marquée par l'accroissement de l'abstraction, l'importance grandissante accordée à l'incorporel F. Terré et Ph. Simler, Les Biens, Dalloz, 9e éd. 2014, nos 43 et 53 et s. ; Arch phil. dr. 1999, t. 43, « Le droit et l'immatériel », p. 35 et s. – W. Dross, Droit des biens, Domat-Lextenso, 2e éd. 2014, nos 426 et s. au fur et à mesure de la reconnaissance de la valeur d'usage de certaines choses.
Ce que M. Libchaber qualifie d'« étonnante multiplication des biens incorporels » R. Libchaber : Rép dr. civ. Dalloz, Vo Biens, Présentation des biens selon le Code civil, Chap. 3, « Perspectives d'avenir sur la répartition des biens », nos 280 et s. traduit le mouvement de fond de développement infini de ce type de biens, par opposition à la catégorie limitée de biens corporels : « Apparaissant sous la forme de valeurs économiques, incroyablement multipliées par l'informatique et les réseaux, stimulées parfois par des autorisations administratives, ces choses nouvelles imposent désormais une présence constante au droit qui ne parvient pas davantage à les ignorer en bloc qu'à les reconnaître en tant que catégorie générale » R. Libchaber, op. cit., no 287. . À tout le moins le droit s'efforce de garantir leur circulation.
À défaut de texte spécial propre à chaque usage, le juge cherchera la qualification adéquate.
À quelle catégorie de biens meubles incorporels rattacher les cryptoactifs : monnaie V. supra, nos et s. , bien fongible, bien immatériel, créance, propriété intellectuelle ?
Faut-il adapter le régime des biens mobiliers incorporels, notamment eu égard au mode de transmission des cryptoactifs (usage d'une clé privée confidentielle) ? Le juriste doit réfléchir aux rattachements possibles de ces « choses incorporelles ». Comme l'a souligné un auteur M. Mekki, Intelligence artificielle et contrat(s), in Droit de l'intelligence artificielle, ss. dir. A. Bensamoun et G. Loiseau, LGDJ-Lextenso, coll. « Les intégrales », 2019, nos 305 et s. , la qualification juridique des monnaies virtuelles reste pour l'instant fonctionnelle ; celle des « cryptoactifs » n'est pas un enjeu purement juridique mais conditionne un choix politique et économique.

La qualification des “cryptoactifs” n'est pas un enjeu purement juridique mais conditionne un choix politique et économique.

– Un bien commun ? Le cryptoactif en général, et le bitcoin en particulier, semble aux antipodes de la notion de bien commun. Celui-ci représente l'usage d'un bien ou d'un service sans qu'il en résulte un quelconque caractère marchand entre les parties prenantes. Sa fonction collective ou sociale empêche toute appropriation. Or une cryptomonnaie comporte une valeur marchande ; la valorisation de son usage participe de son existence.
– Un bien fongible ? Rappelons qu'un bien fongible est un bien pouvant être remplacé par un autre bien de nature et de qualité comparables. Les choses fongibles, non déterminées par leur nombre, leur poids ou leur mesure, peuvent être employées indifféremment les unes pour les autres dans un paiement F. Terré et Ph. Simler, Les Biens, Dalloz, 9e éd. 2014, no 43. . Un cryptoactif, expression aboutie de la dématérialisation d'une richesse, semble participer de la fongibilité croissante des biens, y compris dans l'expression de la volonté individuelle pour transformer un corps certain en chose fongible, en faisant prévaloir la valeur d'un bien sur sa consistance matérielle.
À ce titre, la monnaie est un bien fongible par excellence ; dès lors, un bitcoin peut être analysé comme un bien fongible, c'est-à-dire substituable à un autre dans le commerce juridique. Le fait qu'il soit traçable via un code informatique essentiel à sa transaction ne remet pas en cause son caractère fongible D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, LexisNexis, 2019, no 245. .
– Un « bien divers » ? La protection des investisseurs utilisateurs de cryptoactifs obligerait, faute de catégorie claire, à se rattacher à cette qualification F. Drummond, Bitcoin, du service de paiement au service d'investissement : Bull. Joly Bourse 2014, p. 249. . Une telle qualification a pu permettre de placer les cryptoactifs sous le régime de l'ancien article L. 550-1 du Code monétaire et financier.
Le terme de « biens divers » est depuis employé au titre du chapitre ouvrant les articles L. 551-1 et suivants dudit code, relatif aux « intermédiaires en biens divers ».
Cette approche concrète renvoie aux solutions de droit positif abordées au chapitre suivant.