La dématérialisation des décisions sociales

La dématérialisation des décisions sociales

Corollaire de la tokenisation des titres sociaux, la pratique des tenues de décisions collectives est aussi bouleversée par le numérique. Les délibérations s'adaptent (Sous-section I) , et leur mode de consignation également (Sous-section II) .

L'adaptation des délibérations

La tokenisation du capital social débouche sur la tokenisation de l'exercice du droit de vote par les associés. Il faut replacer cette innovation dans le contexte général de modernisation des pratiques de vote.
– Un mouvement de modernisation des pratiques de vote. – Depuis quelques années, les textes se sont succédé pour organiser et développer la dématérialisation du vote notamment dans les sociétés anonymes. Le décret no 2018-146 du 28 février 2018 a instauré pour les sociétés anonymes non cotées la possibilité de prévoir dans les statuts la tenue des assemblées générales par visioconférence ou par tout autre moyen de télécommunication permettant l'identification des actionnaires.
Le texte précise, comme condition à leur conservation dans un registre dématérialisé, que les actes (procès-verbaux, registre de présence) doivent être signés au moyen d'une signature électronique qui respecte au moins les exigences relatives à une signature électronique avancée prévues par les textes européens PE et Cons. UE, règl. (UE) no 910/2014, 23 juill. 2014, sur l'identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur, art. 26. – Dir. (UE) no 2017/828, 17 mai 2017. Sur la signature qualifiée : V. supra, nos et s. . Les procès-verbaux doivent être datés de façon électronique par un moyen d'horodatage offrant toute garantie de preuve (Règl. eIDAS, art. 41 et 42).
Point culminant obligé en quelque sorte, l'épidémie de la Covid-19 au printemps 2020 a imposé une accélération temporaire spectaculaire de cette dématérialisation. Cet événement sanitaire a peut-être bouleversé pour longtemps certaines pratiques de la vie sociétaire Pour citer deux auteurs : « On se demandera probablement si nous avons vécu là un effacement des principes élémentaires du droit des sociétés au nom de l'état d'urgence sanitaire et, partant, dans quelle mesure les droits des actionnaires auront été affectés. Peut-être certaines mesures, au contraire, préfigureront d'un droit des sociétés post-Covid prenant davantage en considération les progrès de la technologie » (L. Jobert et V. Morel, La tenue des assemblées générales et des conseils d'administration à l'épreuve de l'épidémie : RD bancaire et fin. juill. 2020, no 4, comm. 90). .
Citons pour mémoire l'ordonnance no 2020-321 du 25 mars 2020 prévoyant une série de mesures d'exception relatives à la tenue des assemblées générales et des conseils d'administration pendant la crise sanitaire, complétée par le décret du 10 avril 2020 D. no 2020-418, 10 avr. 2020, portant adaptation des règles de réunion et de délibération des assemblées et organes dirigeants des personnes morales et entités dépourvues de personnalité morale de droit privé en raison de l'épidémie de Covid-19. . Parmi les mesures adoptées, la plus remarquable dérogation au droit des sociétés a résidé dans la possibilité de tenir une assemblée générale à huis clos, privant ainsi temporairement les associés de leur droit fondamental de participer aux décisions collectives, illustrant la marche vers une dématérialisation plus grande du droit des sociétés A. Reygrobellet, Le droit des sociétés en période d'état d'urgence sanitaire : Rev. sociétés 2020, p. 275. .
Blockchain et tenue des assemblées. – Indépendamment de ce mouvement, la tokenisation des parts de sociétés non cotées impose de réfléchir à son impact sur les modalités de vote et de tenue des assemblées d'actionnaires dont les parts sont inscrites sur un DEEP. En d'autres termes, la digitalisation des pratiques de vote qui est à l'œuvre gagne-t-elle en fiabilité grâce au protocole blockchain ?
Sur le plan technique, l'exercice du droit de vote semble être amélioré par la tokenisation des droits de vote ou voting coins, pour des décisions simples. Rapidité et efficacité peuvent se conjuguer pour dépasser le lourd formalisme de l'organisation des assemblées générales et les cas trop fréquents d'absentéisme. Puisque la blockchain permet de transférer de la valeur ou des données, il est admis que ces facultés soient utilisées pour réaliser un vote https://blockchainfrance.net/2016/02/12/democratie-et-blockchain-le-cas-du-vote">Lien. La société Orange a aussi mis en place cet outil pour des collectivités ou entreprises. . Les votes seraient enregistrés directement et instantanément sur le dispositif électronique partagé E. Guégan, Blockchain et assemblées d'actionnaires, in Blockchain et droit des sociétés, ss dir. V. Magnier et P. Barban, Dalloz, 2019, p. 151. ; de plus, chaque vote donnerait lieu à une transaction identifiée sur la chaîne, sans contestation.
Il convient toutefois de veiller aux problèmes de pseudonymat et de respect des exigences de débat et d'échange de points de vue qui, en principe, doivent être garantis lors d'une assemblée d'associés G. Goffaux Callebaut, Blockchain et droits des actionnaires, préc., p. 147. .

La consignation des décisions : procédure de dématérialisation des registres

En parallèle de la dématérialisation des tenues d'assemblée, le registre sur lequel les décisions sont inscrites lui aussi se digitalise. À ce mouvement général s'ajoutent les questions spécifiques de registre tenu via la technologie blockchain.
– Tenue des registres sous forme électronique. – En application de divers textes européens relatifs à la signature électronique Règl. eIDAS no 910/2014 du Parlement européen, 23 juill. 2014, sur l'identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur. V. aussi T. Douville, Le règlement européen sur l'identification électronique et les services de confiance (eIDAS) : JCP E 2017,1005 ; La signature électronique après le règlement européen du 23 juill. 2014 : D. 2016, p. 2124. – M. Grimaldi, La signature électronique, in Le droit civil à l'épreuve du numérique : JCP G déc. 2017, no hors-série, p. 29. , le droit français autorise aujourd'hui les sociétés et les commerçants à tenir leurs registres sous forme électronique. Le régime est fixé par un décret du 31 octobre 2019 D. no 2019-1118, 31 oct. 2019. .
Les documents concernés sont le registre des délibérations des associés, le registre des délibérations du conseil d'administration ou du conseil de surveillance, le registre de présence, le registre des délibérations des assemblées d'actionnaires. Les sociétés concernées par le décret sont les suivantes : sociétés en nom collectif (C. com., art. R. 221-3">Lien), sociétés en commandite simple, sociétés à responsabilité limitée, sociétés anonymes, sociétés par actions simplifiées unipersonnelles (ensemble C. com., art. R. 223-26">Lien, R. 225-47">Lien, R. 225-49">Lien, R. 225-106">Lien et R. 227-1-1">Lien), sociétés civiles (D. 3 juill. 1978, art. 45, 46, 47) et enfin les commerçants personnes physiques relevant du régime fiscal de la micro-entreprise pour la tenue de leur livre des recettes et registre des achats (C. com., art. D. 123-205-1">Lien).
Le décret régit par ailleurs la certification de certains documents qu'il autorise par signature électronique pour les copies ou procès-verbaux des délibérations des organes sociaux dans les sociétés commerciales. Il s'agit aussi de la certification des copies ou procès-verbaux des délibérations des associés de sociétés civiles V. D. Legeais, Tenue dématérialisée des registres des sociétés commerciales et civiles, Aperçu rapide : JCP N 22 nov. 2019, no 47, act. 885. – É. A. Caprioli, Dématérialisation des registres, des procès-verbaux et des décisions des sociétés et des registres comptables de certains commerçants : Comm. com. électr. déc. 2019, no 12, comm. 81. .
Blockchain et registre des décisions sociétaires. – Sur le plan technique, la blockchain paraît parfaitement remplir son rôle de registre dématérialisé et sécurisé pour la conservation des décisions collectives Pour une réflexion sur les registres du bénéficiaire effectif, V. J. Chacornac, Le registre du bénéficiaire effectif, in Blockchain et droit des sociétés, ss dir. V. Magnier et P. Barban, Dalloz, 2019, p. 119. . Il faudra veiller à adapter le protocole aux spécificités voulues par les associés quant au contenu des informations déposées et à leur sensibilisation. De même l'accès au registre doit être défini, selon le type de chaîne de blocs choisi, non seulement aux associés, mais aussi via un réseau ouvert exclusivement à certaines autorités compétentes. Demeure enfin la question non résolue de différends ou contestations sur le contenu des documents inscrits sur le registre, que l'algorithme présidant à son fonctionnement ne pourra traiter de manière automatique.
Enfin, le notariat s'est saisi de la question de manière très concrète, notamment par l'initiative dénommée « Registre » développée via le fonds d'innovation de la Chambre des notaires de Paris, pour promouvoir la traçabilité des mouvements des actions des sociétés non cotées. Ce projet a pour vocation d'être relié à la blockchain notariale durant sa phase d'exécution. Ce registre de mouvement de titres destiné aux sociétés non cotées (SNC) permettra l'inscription puis le suivi des titres financiers, compris au sens de l'article R. 211-1 du Code monétaire et financier (C. monét. fin., art. R. 211-1">Lien), modifié par le décret no 2018-1226, qui permet l'inscription des titres financiers à travers un DEEP S. Adler, Création d'une autorité de confiance numérique notariale pour la fourniture de services de blockchain – Lancement de la blockchain notariale par les notaires du Grand Paris, Libres propos : JCP N 24 juill. 2020, no 30, act. 654. .