La place du juge dans le contrat

La place du juge dans le contrat

L'ordonnance du 10 février 2016 Ord. no 2016-131, 10 févr. 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations : JO 11 févr. 2016, no 35, texte no 26. fait une place prépondérante au juge. Sa mission de maintenir l'équilibre voulu initialement par les parties au cours de l'exécution du contrat requiert une certaine objectivité. Mais le juge forge sa conviction au moyen d'outils subjectifs. À cet effet, il utilise les standards contractuels. Ce sont des notions à contenu variable en grande partie développées par la jurisprudence. La réforme du droit des contrats leur fait la part belle en multipliant les références à ces concepts. Ils sont autant de moyens pour le juge de sécuriser et/ou de moraliser la relation contractuelle (§ I) . À l'inverse, l'utilisation du smart contract remet en cause l'office du juge, considérant que le contrat est exclusivement la chose des parties V. supra, no . . Annihiler la composante humaine au stade de l'exécution est un argument fort du smart contract pour garantir l'efficacité du contrat (§ II) .

Le smart contract et les standards juridiques

? Définition. ? Le standard est un étalon. C'est une norme souple fondée sur un critère intentionnellement indéterminé que le juge applique espèce par espèce à la lumière de données extralégales, voire extrajuridiques Assoc. H. Capitant, G. Cornu (ss dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 13e éd., 2020, p. 979. . Le droit des contrats est riche de ces notions à contenu variable, telles que la bonne foi (C. civ., art. 1104">Lien), l'importance déterminante (C. civ., art. 1112-1">Lien), le raisonnable (C. civ., art. 1116">Lien, 1211">Lien, 1222">Lien et 1231">Lien), les circonstances particulières (C. civ., art. 1120">Lien), l'avantage manifestement excessif (C. civ., art. 1130">Lien), l'obligation essentielle (C. civ., art. 1170">Lien), le déséquilibre significatif (C. civ., art. 1171">Lien), la disproportion manifeste (C. civ., art. 1221">Lien), ou encore la gravité suffisante (C. civ., art. 1219">Lien, 1220">Lien et 1226">Lien), la force majeure (C. civ., art. 1218">Lien)… Le standard permet au juge du fond, dans son pouvoir souverain, de replacer un contrat dans son contexte factuel et d'apprécier le comportement des parties dans ce cadre, de manière pragmatique. Positionner le contrat face à la réalité d'une situation, en analysant les nuances propres à chaque espèce, peut favoriser la sécurité juridique et l'efficacité du contrat. L'application du contrat n'est pas la seule fin. Le contrat est un acte de prévision servant des objectifs humains. L'appréciation du juge peut conforter cette part d'humanité.
? Le smart contract face aux standards contractuels. ? Le smart contract tend à objectiver le processus contractuel. Il applique le contrat, rien que le contrat. Sauf à objectiver le comportement des parties afin de l'inscrire dans la boucle conditionnelle, il est exclu du processus V. supra, no . .
Enfermer des comportements dans des statistiques aboutirait nécessairement à des injustices. L'automaticité du mécanisme tend également à évincer le juge. L'opération programmée initialement ne supporte pas les référentiels de valeur subjectifs des standards contractuels. Les conditions sont convenues à l'avance. Si une condition est prévue, elle doit être exécutée. Peu importe la gravité de son inexécution. Si un délai est stipulé, il doit être respecté. S'il n'était pas raisonnable, il n'aurait pas été accepté V. supra, nos et s. . Le smart contract prend le contre-pied des standards juridiques. La sécurité offerte résulte de l'invariabilité du mécanisme.

Objectiver la bonne foi notamment reviendrait à stéréotyper une attitude et à standardiser des situations.

L’algorithme à l’épreuve des standards juridiques

La bonne foi (C. civ., art. 1104">Lien), l'importance déterminante (C. civ., art. 1112-1">Lien), le raisonnable (C. civ., art. 1116">Lien, 1211">Lien, 1222">Lien et 1231">Lien), les circonstances particulières (C. civ., art. 1120">Lien), l'avantage manifestement excessif (C. civ., art. 1130">Lien), l'obligation essentielle (C. civ., art. 1170">Lien), le déséquilibre significatif (C. civ., art. 1171">Lien), la disproportion manifeste (C. civ., art. 1221">Lien), la gravité suffisante (C. civ., art. 1219">Lien, 1220">Lien et 1226">Lien), la force majeure (C. civ., art. 1218">Lien)… sont autant de notions sujettes à l'interprétation du juge. La marge de manœuvre laissée au juge témoigne de la volonté du législateur d'envisager le contrat comme une norme de référence. Pour aboutir à un résultat équitable et respectueux des prévisions contractuelles, le juge adapte sa décision compte tenu du comportement des parties et du contexte (éventuellement fluctuant) entre la conclusion et l'exécution du contrat. Autant de données factuelles, subjectives, qui sont difficilement saisissables par le smart contract.
Le standard du raisonnable. Antérieurement à l'ordonnance de 2016, cette notion était fréquente dans la jurisprudence de la Cour de cassation au sujet des différents délais jalonnant la vie du contrat. Elle considérait par exemple qu'une offre imprécise quant au délai d'acceptation devait en tout état de cause être maintenue pendant un « délai raisonnable ». Par ailleurs, la « personne raisonnable » d'aujourd'hui (C. civ., art. 1188">Lien, 1197">Lien, 1252">Lien et 1301-1">Lien) est le « bon père de famille » d'hier, profondément humain. Présente dans de nombreux articles du Code civil, cette notion « incarne la règle de droit calibrée à la situation ». Elle fait référence à une moyenne. Elle appelle le bon sens et la logique sans exclure les éventuelles opportunités offertes aux parties. Le juge compare la situation à une certaine « normalité ». Il applique le droit de manière pragmatique, confrontant le contrat à son environnement et au comportement des parties. Le juge applique un critère légal faisant référence à des qualités humaines exclues du processus smart contractuel. Pour le bon fonctionnement de celui-ci, tous les délais doivent être prévus ab initio. Au stade de l'exécution du contrat, le comportement des parties est banni.
L'obligation essentielle. Elle s'apprécie compte tenu du type de contrat, de son contenu, de son économie générale. Mais, en toute hypothèse, en l'absence d'une obligation essentielle, le contrat ne peut déployer son utilité fondamentale. Minorer la portée de l'obligation essentielle reviendrait à nier la raison pour laquelle le contrat a été conclu. Or le contrat n'est pas une fin en soi, il est un outil de prévision permettant aux parties d'atteindre leurs objectifs. Le smart contract ne saurait traduire les objectifs des parties dans toute leur diversité et leur complexité. Il applique une boucle conditionnelle aveuglément. L'essentiel et son contraire, le dérisoire (C. civ., art. 1169">Lien) sont des notions subjectives dont le programme informatique rend difficilement compte.
La disproportion manifeste. Dans une pure tradition volontariste, un débiteur ne peut se soustraire à une obligation qu'il a volontairement contractée. Il doit exécuter, fût-ce en y étant contraint par le créancier, peu important ce qu'il lui en coûte. L'ordonnance du 10 février 2016 a délaissé cette approche en tempérant le principe d'exécution forcée en nature par une exception de disproportion : le juge doit contrôler le rapport entre le coût de cette exécution pour le débiteur de bonne foi et l'intérêt qu'elle présente pour le créancier (C. civ., art. 1221">Lien). Par ce biais, le juge vérifie la proportionnalité entre les intérêts de chacune des parties et la sanction choisie.
Le résultat de cette appréciation peut varier en fonction de la situation de chacune des parties ou des raisons ayant motivé leurs engagements. Or l'intention des cocontractants autant que leurs intérêts n'étant pas quantifiable, le smart contract ne saurait respecter l'exception de disproportion prescrite par le Code civil.
La gravité suffisante. Le smart contract ignore ce qui est suffisant autant que ce qui est essentiel. La gravité est « le caractère de ce qui est important, de ce qui ne peut être considéré avec légèreté, de ce qui peut avoir des suites fâcheuses ». Déterminer la « gravité suffisante » nécessite d'évaluer l'importance pour chacun de l'(in)exécution de l'obligation par l'autre. Il s'agit d'une appréciation de la situation factuelle personnelle à chacun. Un algorithme n'a pas de discernement. Le smart contract ne pourra pas déterminer si des actions sont suffisamment graves pour interrompre le processus. Dès lors, sa compatibilité avec les règles du Code civil, imposant une appréciation de la gravité de l'inexécution pour faire jouer l'exception d'inexécution ou provoquer la résolution du contrat, est certainement douteuse.

Les pistes de réflexion pour gagner en souplesse d’exécution

Pour aboutir à plus de souplesse, des adaptations sont envisageables. Actuellement la prévisibilité est un préalable obligatoire à l'utilisation du smart contract. Faire évoluer le smart contract vers plus de souplesse semble envisageable avec certains langages de programmation. Toutefois, le risque d'appauvrissement du droit dû à la simplification des clauses demeure. Il faut veiller à adapter les capacités du code informatique au droit et non l'inverse.
L'intelligence artificielle mérite également attention. Basée sur l'étude de multiples cas, elle est en mesure de saisir les nuances lorsqu'elles lui ont été enseignées. Elle pourrait donc permettre au code de gagner en autonomie de décision. Cependant, le risque de standardisation est important. L'intelligence artificielle consiste à apprendre des expériences passées pour reproduire dans une situation future. Aucune place n'est laissée à l'innovation dont le juge peut faire preuve. On abandonne l'intelligence du droit au profit de la prévisibilité.
Au-delà de l'amélioration technique que cela nécessite, cela sous-entend également d'adopter une conception plus solidariste du contrat. Cela va à l'encontre de l'esprit du smart contract. Il perd en automaticité, son point fort.

Souplesse des standards juridiques rigidité du

Objectif, sans discernement et dans l'incapacité d'appréhender les données non quantifiables, le smart contract est actuellement incompatible avec la souplesse des standards juridiques. Toutefois, en perpétuelle évolution, il ne faut pas exclure que la technique puisse apporter des nuances à l'inflexibilité du processus. Reste à savoir si cela est souhaitable.
« La liberté contractuelle ne doit pas être un moyen d'asservissement économique des plus faibles aux plus forts, elle doit donc nécessairement comporter des limites » R. Blough, Le forçage, Du contrat à la théorie générale, PUAM, 2011, no 154. . La souplesse du droit des contrats permet d'avoir un outil pragmatique permettant de maintenir un équilibre dans les conventions lors de sa formation, son exécution et son extinction. Les standards juridiques donnent une marge de manœuvre importante au juge jusqu'à forcer le contrat, pouvoir créateur de droits et d'obligations peu compatible avec le smart contract.

Le smart contract et l'office du juge

? L'opposition de deux philosophies. ? Volontariste et libéral, le smart contract propose de trouver la confiance nécessaire au contrat dans l'efficacité de son mécanisme. La négociation a donné lieu à l'engagement des parties car chacune y trouvait son intérêt. L'exécution inéluctable de cet accord est le seul aboutissement possible. Théoriquement, il s'agit d'un constat sans appel. Dans ce contexte, nul besoin d'une autorité régulatrice. La fin de l'immixtion du juge dans le contrat est heureuse.
L'ordonnance du 10 février 2016 consacre l'interventionnisme du juge. De ce point de vue, elle est bien une loi de codification du droit. Le constat est ancien qu'« entre de tels contractants, les uns colossaux, les autres infimes, la liberté contractuelle dev[ient] en réalité unilatérale, ne fonctionnant qu'au profit des forts, réalisant à coup sûr l'écrasement du plus faible. À l'égalité théorique, désormais rompue dans les faits, il fa[ut] substituer l'égalité effective en instituant une politique de réglementation et d'interventionnisme » L. Josserand, Aperçu général des tendances actuelles de la théorie du contrat : RTD civ. 1937, no 1. . Lorsque la relation contractuelle s'effrite, un tiers de confiance, le juge, garantit la sécurité juridique des parties en restituant un équilibre au contrat. Il sanctionne les abus dans la relation des parties (C. civ., art. 1164">Lien, 1165">Lien et 1171">Lien ; C. consom., art. L. 212-1">Lien). Il s'assure de la loyauté dans l'exécution du contrat. Il applique le droit de manière pragmatique, au regard des faits de chaque espèce.

La désintermédiation consolide l'objectivité garantissant elle-même la sécurité juridique. Mais la réalité est souvent plus complexe.

? La flexibilité de la décision judiciaire.?Au soutien de la justice et de l'éthique contractuelles, l'interprétation du contrat dans la limite de la dénaturation Cass. civ., 15 avr. 1872 : DP 1972, 1, 176. (C. civ., art. 1188 et s.">Lien) voire le « forçage du contrat » Par une fiction, le juge peut faire produire au contrat des obligations ayant un lien avec sa finalité et permettant de l'adapter même si elles n'ont pas été voulues par les parties. Cette notion, mise en exergue par Josserand dans les années 1920, permet au juge de découvrir des obligations d'information, de sécurité, de surveillance. Pour aller plus loin : R. Blough, Le forçage, Du contrat à la théorie générale, PUAM, 2011. , au nom de la bonne foi (C. civ., art. 1104">Lien) et de l'équité (C. civ., art. 1194">Lien), sont des moyens forts à la disposition du juge.
Deux manières d'interpréter le contrat d'après la commune intention des parties s'ouvrent au juge (C. civ., art. 1188">Lien). De manière subjective, il se met à la place de chacune des parties pour déterminer ce qu'elles attendaient du contrat. La volonté réelle prime sur celle exprimée Cass. req., 6 févr. 1945 : Gaz. Pal. 1945, 1, 116. . De manière objective, il recherche ce qu'attendrait une personne raisonnable en pareil cas.
Toutes les clauses d'un contrat s'interprètent les unes par rapport aux autres ; chacune doit être cohérente avec l'acte dans sa globalité (C. civ., art. 1189, al. 1er ">Lien). Si plusieurs contrats concourent à une même opération, ils s'interprètent en fonction de celle-ci (C. civ., art. 1189, al. 2">Lien). Lorsqu'une clause peut être comprise de deux manières différentes, le juge doit privilégier le sens la rendant utile (C. civ., art. 1191">Lien).
Mais toutes ces directives d'interprétation ne sont que des conseils. La Cour de cassation ne sanctionne que l'interprétation de la clause claire et précise dans le cadre de son contrôle de dénaturation (C. civ., art. 1192">Lien). Le juge du fond a donc une importante latitude pour interpréter le contrat.
Dans le silence des parties, le juge a même un pouvoir créateur lui permettant de compléter le contrat en se fondant sur l'équité, l'usage ou la loi (C. civ., art. 1194">Lien). Au premier abord contestable, cette pratique s'avère protectrice. Elle a notamment permis de découvrir une obligation de sécurité dans les contrats de transport de personnes. Il ne suffit pas d'arriver à bon port, il faut l'être sain et sauf, même si cela n'est pas inscrit dans le contrat, et ce sans avoir à prouver une faute du transporteur. Le juge découvre cette obligation de sécurité de résultat sur le fondement de l'équité Cass. civ., 21 nov. 1911 : DP 1913, 1, 249, note Sarrut. . De même, lorsque l'obligation d'information en cours d'exécution est absente du contrat, l'équité et la bonne foi la commandent. Les cocontractants se doivent mutuellement les informations nécessaires à la bonne exécution du contrat.
? La rigidité du code informatique. ? Le smart contract ne reflète pas les attentes des parties à l'origine de la conclusion du contrat. Il traduit uniquement de manière opérationnelle les décisions prises. La condition booléenne V. supra, no . propose deux solutions. Les conditions sont réunies : le code s'applique intégralement. Dans le cas contraire, il reste sans effet. Le cas échéant, une sanction peut être automatisée. Le smart contract est constitué de conditions objectives. Claires et précises, elles tendent à évincer le juge. Alors que les articles 1188 à 1192 du Code civil (C. civ., art. 1188 à 1192">Lien) donnent des directives d'interprétation en cas de doute sur le sens du contrat, le smart contract s'exécute indubitablement. Il ne sait pas ce qu'est le doute. La volonté exprimée est nécessairement la volonté réelle. L'interprétation ou le « forçage du contrat » sont écartés. Cette exclusion est présentée comme un point fort du processus. Le contrat est restitué aux parties. Au stade de l'exécution, il leur est pourtant confisqué. Dans le processus smart contractuel, l'interprétation est celle du programmeur codant le contrat fiat V. supra, no et infra, no . . Elle se situe donc au moment de la conception du code et non de son exécution. Non modifiable, le smart contract est intangible au stade de l'exécution. Seul ce qui a été prévu s'applique, ni plus ni moins.
Toute faculté d'étonnement est exclue. Le smart contract n'est pas libre. Il n'a pas d'appréciation sur l'opportunité d'une clause. Il est aveugle aux vices de conception. Si un bug se produit, le smart contract applique le code même si le résultat n'est pas celui souhaité par les parties. Ajouté au fait que le résultat obtenu est irréversible et que la blockchain enregistre des informations sans vérifier l'exactitude de leur contenu, les conséquences peuvent être graves. Le code confond la volonté exprimée et l'intention réelle des parties. Si le code est faussé, il est difficile de rechercher la volonté de son créateur, sauf à se référer au contrat fiat. Il représente le seul lien entre le monde réel et le code informatique. Si le smart contract n'est pas un contrat à part entière V. supra, nos et s. , il ne s'interprète pas. En revanche, le juge peut interpréter le contrat fiat V. supra, nos et s. .
Le code s'exécute objectivement, mais il est partial. En raison des moyens à mettre en œuvre, écrire un smart contract est généralement ouvert à la partie forte dans le contrat. La partie faible peut ne pas être en mesure de déchiffrer le code. Le contrat d'adhésion redouble le risque d'arbitraire et d'insuffisante réciprocité.
En l'état de la technologie, le smart contract est peu compatible avec les principes du droit positif. Le « tout smart contractuel » n'est pas envisageable.
Le droit de la défaillance ne fait pas exception à ce constat. Le smart contract pourrait offrir la possibilité de simplifier les procédures en les automatisant. Mais le processus présente également des incompatibilités avec le droit positif.

Le droit commun épouse une appréciation profondément humaine du contrat.