Des réflexions sur le rôle du droit international

Des réflexions sur le rôle du droit international

La technologie blockchain semble rétive à toute forme d'encadrement. Le droit international privé n'y fait pas exception (§ I) . En raisonnant par analogie avec internet, réglementer les actions enregistrées sur la blockchain?et non la blockchain elle-même?est une piste de réflexion méritant d'être approfondie. Le smart contract est considéré comme l'une des applications les plus prometteuses. L'encadrer semble être un moyen pour le droit d'appréhender la blockchain (§ II) .

Les points d'achoppement entre blockchain et droit international privé

? Un débat éprouvé. ? Le débat n'est pas nouveau. La « régulation apparaîtrait vaine en raison de l'autosuffisance de la technique « disruptant » toute régulation juridique de cette technique par essence internationale » E. Treppoz, Quelle régulation internationale pour la blockchain ? Code is Law v. Law become Code, in Blockchain et droit, ss dir. F. Marmoz, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2018, p. 56 et s. . Face aux nouvelles technologies, le droit international privé est mis à l'épreuve. Dès 2001, une certaine perplexité s'installe face au réseau internet E. Brousseau, Régulation de l'Internet. L'autorégulation nécessite-t-elle un cadre institutionnel ? : Rev. éco. 2001, no hors-série, « Économie de l'internet », p. 349 et s. .

Internet est un espace numérique et immatériel et les faits qui s'y déroulent sont à la fois localisés partout et nulle part, ce qui pose la question centrale : comment localiser les situations se déroulant sur internet ? Comment localiser internet ?.

? Le droit international est un droit de localisation. ? Il désigne la loi dans laquelle la solution de fond doit être recherchée et le juge compétent pour en connaître. Des critères existent pour rattacher le contrat à l'État avec lequel il entretient les liens les plus étroits. Nationalité, domicile des parties, lieu de situation des biens, des actes ou faits juridiques en question sont généralement retenus. L'indice de rattachement à un État varie selon qu'il s'agit d'une question de validité ou de preuve du contrat ou encore de responsabilité.
La blockchain est propice au développement des relations transnationales A. El Mejri, Le droit international privé face aux nouvelles mobilités : LPA 7 avr. 2020, p. 9. . Comme internet, elle défie la logique de localisation du droit international privé.
? Blockchains privée, de consortium ou publique V. Glossaire : « Blockchain » ; V. supra, nos et . . ? Dans les blockchains privées, tous les acteurs sont connus. La gouvernance est centralisée. Les droits d'écriture sont réservés à certains utilisateurs. Dans les blockchains de consortium, le dispositif est partagé entre plusieurs entités. Une gouvernance existe. Le nombre d'utilisateurs est restreint. Certains d'entre eux sont sélectionnés pour vérifier et diffuser les transactions. Ces blockchains sont permissioned. Contrôlées et utilisées par des utilisateurs connus et autorisés, elles ne sont pas un obstacle à l'application des règles de conflit de lois du droit international privé. Le smart contract enregistré sur ces blockchains doit être traité comme le mode d'exécution d'un contrat « entre absents ».
La discussion porte uniquement sur la blockchain publique. Par définition, son architecture est ouverte et accessible à tous. Elle est la seule forme de blockchain répondant pleinement à l'idéologie sous-jacente au système. Les acteurs peuvent tant participer aux transactions qu'au consensus permettant de les valider. Elle est permissionless. Les utilisateurs n'ont pas besoin d'être identifiés et autorisés pour y participer. Sans frontière, elle est propice au développement des relations transnationales A. El Mejri, Le droit international privé face aux nouvelles mobilités : LPA 7 avr. 2020, p. 9. . Mais sans autorité de contrôle ni représentant désigné, avec des utilisateurs anonymes, trouver des points d'ancrage fiables s'avère délicat.
? L'autosuffisance de la technique. ? Le postulat est simple. Déterminer la loi applicable et le juge compétent est inutile sur la blockchain où le code informatique est la loi. La loi et le juge ne font pas partie de l'équation. La technique se suffit à elle-même. Donc, la gouvernance de la blockchain permet une autorégulation fondée sur ses propres règles N. Devillier, Jouer dans le « bac à sable » réglementaire pour réguler l'innovation disruptive : le cas de la technologie de la chaîne de blocs : RTD com. 2017, 1037. . Seules des règles a-nationales ont la légitimité suffisante pour saisir des situations dont l'internationalité se caractérise par l'impossibilité de les localiser. La blockchain serait donc un exemple d'ordre juridique spontané F. Jault-Seseke, La blockchain au prisme du droit international privé, quelques remarques : Dalloz IP/IT 2018, p. 544. .
? La régulation des applications de la blockchain . ? La réalité est tout autre. « Le Code n'est certes pas dénué de valeurs, mais elles [ces valeurs] n'ont aucune légitimité démocratique » E. Treppoz, Quelle régulation internationale pour la blockchain ? Code is Law v. Law become Code, in Blockchain et droit, ss dir. F. Marmoz, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2018, p. 55 et s. . L'expérience d'internet prouve la possibilité de réguler les nouvelles technologies. Internet est un réseau ouvert, décentralisé, sans frontière. La régulation a pu se faire de manière indirecte en agissant sur les applications et non sur le réseau insaisissable lui-même. À l'image d'internet, la blockchain semble difficilement saisissable par le droit. Réguler les applications paraît plus raisonnable. Il s'agit donc de s'interroger sur les possibilités pour le droit international privé d'appréhender le smart contract en dépit de ses principales caractéristiques qui semblent s'y opposer.

L'encadrement du smart contract par le droit international privé

? La problématique de localisation. ? Le smart contract a été imaginé indépendamment de la blockchain V. supra, no . . Néanmoins, le regain d'intérêt est lié au fait qu'il s'appuie sur cette infrastructure. Cette notion de support a tendance à nous faire oublier que la blockchain n'est pas un lieu mais un outil E. Treppoz, Quelle régulation internationale pour la blockchain ? Code is Law v. Law become Code, in Blockchain et droit, ss dir. F. Marmoz, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2018, p. 55 et s. . Le contrat entre absents existait avant l'avènement de la blockchain. L'absence de lieu de rencontre physique des parties lors de la conclusion ou de l'exécution du contrat n'est pas un obstacle en lui-même en droit international privé. Il ne s'agit pas d'éluder la question de la localisation, laquelle peut s'avérer obscure, le processus évoluant dans un espace numérique immatériel B. Haftel, Droit international privé et numérique, in Le juge et le numérique : un défi pour la justice du XXI e siècle, ss dir. N. Blanc et M. Mekki, Dalloz, 2019, p. 11 et s. . Les difficultés se révèlent lorsque les éléments résultant de la blockchain ne suffisent pas à localiser le contrat alors qu'il s'agit du critère de détermination de la loi applicable ou du juge compétent.
La question est donc plus ardue lorsque le smart contract est enregistré directement sur la blockchain où il s'exécute ensuite. Pour autant, aucune disposition internationale ne réglemente spécifiquement le smart contract. Un rapport parlementaire de 2018 considère d'ailleurs que c'est inutile L. de la Raudière et J.-M. Mis, Rapport d'information sur les chaînes de blocs (blockchains), Rapp. AN no 1501, déc. 2018, p. 88. . Les solutions doivent être recherchées dans les règlements Rome I PE et Cons. CE, règl. (CE) no 593/2008, 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles. désignant la loi applicable au contrat V. supra, nos et s. et Bruxelles I Cons. CE, règl. (CE) no 44/2001, 22 déc. 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. et Bruxelles I bis Cons. UE, règl. (UE) 1215/2012, 12 déc. 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. fondant la compétence du juge. Le principe est simple. La loi applicable aux contrats internationaux est laissée au choix des parties. À défaut, les règles de conflit de lois du droit international privé trouvent à s'appliquer.

Les clauses d'<em>electio juris </em>et d'élection de for

Pour éviter toute ambiguïté, les parties doivent anticiper les litiges dans un contrat fiat. Insérer une clause d'<em>electio juris</em> et une clause d'élection de for apparaît pertinent pour écarter les incertitudes, sous réserve de l'ordre public et des lois de police.

Concernant le choix de la compétence du juge, la saisine pourra elle-même être automatisée par un <em>smart contract</em>
, dans la mesure où l'État compétent le permet.

En droit de la consommation, il faut veiller à ce que le choix n'accentue pas la position dominante d'une partie sur l'autre. La pratique du <em>law</em> et du <em>forum</em>
<em>shopping</em>
pourrait favoriser la partie forte en soumettant le <em>smart contract</em> à la loi d'un État indulgent face à cette technologie.

De manière générale, les règlements Rome I et Bruxelles I bis protègent le consommateur contre les clauses de choix de loi et les clauses attributives de compétence en observant la localisation du professionnel. S'il exerce son activité ou la dirige dans le pays du consommateur, la loi retenue et le juge compétent sont ceux dudit pays (Règl. Rome I, art. 6 ; Règl. Bruxelles I bis, art. 17).

Au-delà du clivage entre professionnel et consommateur, la différence de poids économique peut aboutir au déséquilibre des relations entre les cocontractants. Le droit français a pris en considération cette éventualité en intégrant le contrat d'adhésion au Code civil (C. civ., art. 1110 et 1171). Ce n'est pas le cas du droit international.

? Les règles de conflit de lois. ? Les lieux de situation ou de résidence de chacune des parties déterminent la loi applicable à la formation du contrat (Règl. Rome I, art. 4, 11).
Les modalités d'exécution et les mesures à prendre par le créancier en cas de défaut d'exécution dépendent de la loi du pays où l'exécution a lieu (Règl. Rome I, art. 12.2). La validité formelle du contrat est tantôt soumise à la loi applicable au fond, tantôt à la loi de résidence des parties (Règl. Rome I, art. 4, 11). Si le contrat est conclu entre absents, le lieu où les parties se trouvent au moment de la conclusion du contrat peut également être retenu. La compétence du juge est soumise à l'alternative entre le lieu du domicile du défendeur et le lieu d'exécution du contrat (Règl. Bruxelles I, art. 2 et 5) V. supra, no . .
La question de la preuve de l'existence du contrat, de son contenu et de sa bonne exécution pose celle de l'admissibilité de la blockchain comme mode de preuve V. supra, no . . Pour juger de l'admissibilité de la preuve, les règles de droit international privé sont multiples. La qualification du smart contract est une nouvelle fois un préalable obligatoire V. supra, no . . En matière de faits juridiques, la loi du for est retenue. En matière d'actes juridiques, c'est alternativement la loi du for et celle du lieu de l'accomplissement de l'acte qui trouvent à s'appliquer Cass. 1re civ., 24 févr. 1959 : Rev. crit. DIP 1959, p. 368, note Y. Loussouarn ; D. 1959, note Ph. Malaurie. . La force probante est soumise à la loi du for, mais la jurisprudence admet parfois la loi du lieu de conclusion du contrat.
En matière de responsabilité civile, le règlement Bruxelles I bis Cons. UE, règl. (UE) no 1215/2012, 12 déc. 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, art. 4 et 7. ou les articles 42 et 46 du Code de procédure civile déterminent la juridiction compétente. Mais, en pratique, contre qui agir ? « [C]ette règle est inadaptée à l'environnement immatériel et non territorial des blockchains » T. Douville, Blockchains et droit international privé : état sommaire des questions : Rev. Lamy dr. aff. 2019, no 3. .
Les règles de conflit de lois sont nombreuses et nécessitent de situer les parties, le contrat et de qualifier les situations. De manière générale, les lois de police déterminées par chaque État nécessitent de localiser le lieu d'exécution afin de vérifier si l'application du smart contract est légale.
Dans toutes les matières où la lex contractus a vocation à s'appliquer, les parties ont intérêt à désigner la loi applicable. Elle peut néanmoins être écartée par d'autres lois sur les questions de capacité, de pouvoirs des parties ou encore lorsque d'autres lois ont une vocation concurrente V. supra, no : en matière de forme du contrat (loi du lieu de conclusion du contrat ou loi du for sont alternativement applicables) ; V. infra, no . . Cela soulève également la question de la qualification du smart contract. Les lois applicables aux actes et aux faits juridiques diffèrent. De même, la loi applicable à une DAO V. Glossaire : « DAO ». pourrait diverger en fonction de la nature juridique retenue. Une déclaration ou un enregistrement permet parfois leur reconnaissance par un État. Il est possible d'y voir un critère de rattachement. Certains auteurs proposent de leur appliquer une solution similaire à celle ayant vocation à être retenue en matière de sociétés Th. Douville, Blockchains et droit international privé : état sommaire des questions : Rev. Lamy dr. aff. 2019, no 2, p. 385 et s., no 6. , soit en droit français celle du siège social.

Les difficultés liées à l'application des critères de rattachement

Les critères de rattachement sont principalement liés aux parties, à leur localisation, et à celle du contrat et de son lieu d'exécution, voire au lieu où son exécution a eu un effet dommageable.

En pratique, leur application à des <em>smart contracts</em> ancrés sur une <em>blockchain</em> publique se heurte aux difficultés de localisation liées à l'anonymat des parties et à l'immatérialité des opérations.

<strong>La localisation.</strong> Le critère de la loi du lieu de résidence des parties est extérieur au réseau. Il permet donc un ancrage territorial fiable. Un juge peut demander la levée de l'anonymat inhérent à la <em>blockchain</em>, le cas échéant. Mais, outre le fait que la technique devra permettre cette révélation, au jour de la conclusion du contrat, l'utilisation de clés asymétriquesmasquant l'identité des parties engendre une incertitude sur le droit applicable.

<strong>L'immatérialité.</strong> La loi du lieu d'exécution du contrat détermine le droit applicable au <em>smart contract</em> en tant que mode d'exécution. La localisation d'un contrat dont l'exécution se concrétise par la livraison physique d'un bien est simple. Peu importe que cette livraison soit ou non automatisée par un <em>smart contract</em>.

En revanche, en matière de fourniture de services, le <em>smart contract</em> peut s'exécuter entièrement sur la <em>blockchain</em> sans localisation précise, à la fois « partout et nulle part ». L'opération étant interne au réseau, les critères de rattachement sont inopérants.

Lois de police françaises et licéité du

En matière contractuelle, l'ordre public international relève de la recherche d'une cohérence entre l'application du contrat de droit étranger et les valeurs françaises. Le contrat, bien que conforme au droit d'un État étranger, doit respecter les valeurs françaises pour pouvoir être exécuté sur le territoire français.
Les lois de police mettent en échec l'application de la règle de conflit en droit international. Le juge n'a pas à rechercher la loi applicable si le contrat soumis à son contrôle heurte l'ordre public français.
L'identification d'une loi de police est malaisée en matière contractuelle. Quelques exemples permettent de mettre en exergue la possibilité pour les lois de police de mettre en échec l'application d'un smart contract soumis à un droit étranger mais entretenant un lien avec la France.
Le principe de proportionnalité de la sanction pécuniaire. La Cour de cassation a fait application du principe de proportionnalité à plusieurs reprises pour décider de la licéité d'une sanction. Précisément, l'automatisation de la sanction par le smart contract est contraire à la proportionnalité entre la sanction et le dommage subi.
Par exemple, un juge français pourrait rejeter l'exécution automatique d'une clause pénale estimant le recours à ce mécanisme illicite sur le fondement du principe de proportionnalité de la sanction.
Le principe d'égalité des créanciers chirographaires dans les procédures collectives. Le principe d'égalité des créanciers chirographaires est d'ordre public international. Ainsi un smart contract, dans lequel un débiteur en procédure collective en France paie le créancier automatiquement, rompt l'égalité entre les créanciers chirographaires. Même soumis à un droit étranger ne connaissant pas la procédure collective, il est contraire à l'ordre public international français. Dès lors que le contrat aura un lien avec la France, le juge sanctionnera sans doute son illicéité.
Le principe du droit d'accès au juge. Le principe du droit d'accès au juge est d'ordre public international. La Cour de cassation l'a rappelé à de nombreuses reprises. Nul doute que l'exécution automatisée du contrat par un smart contract ne suffira pas pour le juge français à justifier l'interdiction de saisir le juge. Le smart contract, même soumis à un droit étranger, pourra être considéré comme illicite dès lors qu'il existera un lien avec la France.
En revanche, la première chambre civile a affirmé que, au regard du droit d'accès au juge, « n'est pas contraire à l'ordre public international une « anti-suit injunction » dont, hors champ d'application de conventions ou du droit communautaire, l'objet consiste seulement (…) à sanctionner la violation d'une obligation contractuelle préexistante ». Il s'agissait en l'espèce d'une clause attributive de juridiction que « l'injonction anti-suit » tendait à faire respecter en interdisant à l'une des parties de saisir un autre juge que celui choisi par les contractants. Donc, l'automatisation de la saisine d'un juge ou d'un arbitre en application du contrat serait licite dès lors que l'accès au juge existe.