3006 – Plus de citadins que de ruraux. – Un jour indéterminé de 2007, pour la première fois de l’histoire de l’humanité, la population mondiale s’est mise à compter plus de citadins que de ruraux4. Considérée de manière brute, cette information relève de la simple anecdote. Mais les grandes premières de l’humanité sont suffisamment rares pour justifier une analyse. C’est surtout la rapidité avec laquelle le phénomène de l’urbanisation a émergé qui mérite l’attention. En 1900, seul un être humain sur dix vivait en ville. Le taux des citadins était encore inférieur à 30 % en 1950. La courbe de l’augmentation du nombre des habitants des villes est ainsi fortement ascendante et ce mouvement semble irréversible.
3007 – Un défi. – Les mesures à mettre en place pour juguler cette urbanisation galopante relèvent de l’urgence. Car si les prédictions des scientifiques annoncent que 60 % des êtres humains vivront en zone urbaine dans le monde en 2030, et entre 70 et 80 % en 2050, ces pourcentages se rapportent à une population mondiale elle-même en constante augmentation. C’est un défi immense auquel l’humanité doit s’atteler : celui d’apporter, dans l’évolution des villes, les réponses au cortège de difficultés engendrées par la surpopulation urbaine en termes de ressources, de pollution, d’infrastructures, etc.5.
Avant de se lancer dans les réflexions permettant de dégager les solutions d’avenir en France, il est indispensable de connaître la situation actuelle en analysant les villes existantes (Section I) et de savoir dans quelle direction il faut aller, par la recherche de la ville utopique, qui répondrait à toutes les attentes (Section II).
3008 Toute analyse commence par la connaissance des concepts relatifs au sujet(Sous-section I). Dans le cadre des villes, il est également nécessaire de connaître leur évolution dans le temps, tant le cours de l’Histoire est difficile à inverser (Sous-section II).
3009 – La notion de ville. – Il est frappant de constater que la notion de ville n’apparaît pas dans la documentation de l’INSEE6. Elle est remplacée par la notion d’unité urbaine, définie comme « une commune ou un ensemble de communes présentant une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions) qui compte au moins 2 000 habitants ».
Ainsi les deux axes de distinction des villes entre elles sont le nombre d’habitants (§ I) et la morphologie (§ II).
3010 Au-delà de la simple maîtrise du vocabulaire relatif aux villes (A), la connaissance des définitions est importante, certains aspects législatifs en dépendant (B).
3011 – L’aire urbaine. – Le village n’existe pas plus que la ville dans la documentation de l’INSEE, employant le terme de « commune rurale ». La plupart du temps, cette qualification lui est donnée parce qu’elle ne possède pas de zone de bâti continu peuplée d’au moins 2 000 habitants. Mais parfois, elle lui est octroyée parce que plus de la moitié de la population municipale vit en dehors de la zone de bâti continu constituée par le centre du village.
La plupart des villes dépendent de ce que l’INSEE décrit sous le terme de « bassin de vie ». Il s’agit du plus petit territoire sur lequel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants7.
Lorsqu’elles s’agglomèrent entre elles autour d’au moins une « unité urbaine » de plus de 1 500 emplois8, les communes de la couronne périurbaine dont au moins 40 % des habitants ont un emploi dans la ville principale ou les communes attirées par elle constituent, avec la ville-centre, une « aire urbaine »9. Cette notion d’aire urbaine est à présent la référence principale en matière de peuplement des cités. Lorsque les chiffres annoncent une diminution du nombre d’habitants des grandes villes, il s’agit en réalité d’un déplacement des âmes à l’intérieur d’une aire urbaine.
3012 – La qualification des villes. – Indépendamment de l’INSEE, les villes sont malgré tout reconnues. Leur qualification dépend du nombre d’habitants.
Ainsi les « petites villes » comptent entre 2 000 et 10 000 âmes. Au-delà et jusqu’à 100 000 habitants, on parle de « villes moyennes »10. Il faut concentrer plus de 100 000 habitants pour prétendre au qualificatif de « grande ville » en France11. Les trente-neuf communes revendiquant ce statut regroupent 15 % de la population française, soit autant que les 27 400 communes de moins de 1 000 habitants.
3013 – Les mots en « pole ». – À côté de ces villes différenciées par un adjectif qualificatif, il existe des termes véhiculant une idée de taille importante, voire de gigantisme. Leurs consonances proches peuvent porter à confusion. Il s’agit des métropoles, mégapoles et mégalopoles.
La mégapole est une ville unique de très grande taille12. La mégalopole désigne quant à elle une nappe quasiment ininterrompue de grandes villes distinctes mais contiguës. C’est un espace urbanisé polynucléaire13formé de plusieurs agglomérations dont les banlieues respectives se sont tellement étendues qu’elles ont fini par se rejoindre.
3014 – La métropole. – Le terme de métropole est plus délicat à aborder. Il connaît en effet plusieurs sens14ne présentant pas tous une définition officielle. En son sens le plus large, la métropole est la ville principale d’une région géographique ou d’un pays concentrant une population importante15et des activités économiques et culturelles lui permettant d’exercer une domination sur l’ensemble de la zone l’entourant16.
Mais depuis la loi dite « MAPTAM »17, la qualification de métropole désigne également la forme la plus élaborée d’établissement public de coopération intercommunale (EPCI). Actuellement, elle s’applique en France à vingt-deux agglomérations ou communautés d’agglomérations. Jusqu’en 2017, il s’agissait d’entités « d’un seul tenant et sans enclave » comptant plus de 400 000 habitants dans une aire urbaine de plus de 650 000 habitants18. L’objectif principal d’une métropole est que les communes la composant élaborent et conduisent « ensemble un projet d’aménagement et de développement économique, écologique, éducatif, culturel et social de leur territoire afin d’en améliorer la cohésion et la compétitivité et de concourir à un développement durable et solidaire du territoire régional » (CGCT, art. L. 5217-1).
La qualification de ville n’a pas la même acception selon les pays. En Belgique, il s’agit d’un titre honorifique octroyé par voie législative à certaines communes.
Lorsque le sens est le même qu’en France, il existe souvent des différences sensibles quant aux ordres de grandeur utilisés. Ainsi, en Suisse, une ville doit compter au moins 10 000 habitants19, et 20 000 en Algérie20.
3015 – La population des villes et la loi. – Le nombre d’habitants d’une commune a une importance certaine, puisqu’il existe environ 350 textes législatifs ou réglementaires faisant varier les situations en fonction de la population légale21. Certaines conséquences liées au nombre d’habitants sont connues, comme la nécessité d’obtenir une autorisation préalable au changement d’usage des locaux destinés à l’habitation, applicable aux communes de plus de 200 000 habitants22. Le Code de l’urbanisme n’est pas en reste, qui multiplie les références, des « communes de 3 500 habitants » (C. urb., art. R. 311-5 et R. 332-25-2) aux « agglomérations de plus de 100 000 habitants » (C. urb., art. R. 114-1), en passant par les communes de « moins de 10 000 habitants » (C. urb., art. L. 422-8), les « communes de plus de 15 000 habitants en forte croissance démographique » (C. urb., art. L. 152-6), les communes de moins (C. urb., art. R. 431-27-1) ou de plus de 20 000 habitants (C. urb., art. L. 321-2), et même les « zones d’urbanisation continue de plus de 50 000 habitants » (C. urb., art. L. 152-6)23. Au surplus, l’importance de la population locale ne fait guère de doute en ce qui concerne les articles du Code électoral ou la gestion et l’organisation des collectivités territoriales au travers de la dotation globale de fonctionnement.
Il est en revanche plus surprenant d’apprendre qu’indépendamment du principe d’égalité des citoyens devant l’impôt, le Code général des impôts lie certaines taxes au nombre d’habitants des communes concernées24.
3016 – Les réglementations spécifiques aux métropoles. – Certaines métropoles ont un statut particulier25les différenciant des métropoles de droit commun.
Dans leur ensemble, que ce soit au titre de leur organisation autour d’une assemblée délibérante26, d’un exécutif27et d’autres organes28, ou au titre de leurs compétences, les métropoles bénéficient d’une législation spécifique, principalement dans le Code général des collectivités territoriales, mais également dans d’autres corps de textes tels que le Code de l’urbanisme.
3017 Toutes les villes sont bien évidemment différentes, mais la plupart ont des particularités morphologiques les rattachant à telle ou telle catégorie. L’INSEE fournit des critères officiels de distinction des villes entre elles (A), mais ils peuvent apparaître secondaires comparés à la distinction non officielle des villes compactes et des villes étendues (B).
3018 – Les critères de l’INSEE. – L’INSEE fournit certains critères de distinction des villes entre elles.
Ainsi, sa documentation permet de différencier la « ville isolée », seule commune de l’unité urbaine, de « l’agglomération multicommunale », vocable applicable dans les cas d’étendues urbaines dépassant le cadre d’une seule commune, dès lors que chacune des municipalités concernées concentre plus de la moitié de sa population dans la zone de bâti continu.
Par ailleurs, les communes composant une agglomération multicommunale sont soit « ville-centre », soit tout ou partie de la « banlieue »29.
Une même agglomération multicommunale peut contenir plusieurs villes-centres. Elle peut même n’être composée que de villes-centres. Cette qualification s’applique non seulement à la commune la plus peuplée, mais également à toutes les autres communes ayant une population supérieure à 50 % de la première. Les communes urbaines n’entrant pas dans ce cadre constituent la banlieue de l’agglomération multicommunale30.
Ces distinctions se révèlent secondaires par rapport à la différenciation, pourtant non officielle, des villes compactes et étendues.
3019 – La summa distinctio. – Qualifiés de villes compactes ou étendues, denses ou diffuses, ramassées ou étalées, les deux grands types d’agglomérations se distinguent par la philosophie générale des concepts véhiculés. Pour les habitants d’une cité, les conséquences pratiques d’appartenance à l’un ou l’autre sont considérables. Elles justifient cette distinction, nous apparaissant la plus pertinente dans l’analyse urbaine.
3020 – La ville compacte. – La ville compacte, configurée pour être vécue sans voiture, se caractérise par la densité des constructions concentrées dans son périmètre. Promouvoir ce concept revient à valider le postulat selon lequel la densification urbaine est la solution aux problèmes posés par l’automobile en milieu urbain.
Ses habitants sont en mesure de se rendre à pied, en vélo, en métro ou en tram, du cabinet du pédiatre à l’école, de l’université au bureau, du stade au cinéma, de la supérette à l’appartement, du parc au musée, de l’hôpital à l’hospice. Dans cette ville de proximité, l’automobile n’est pas une nécessité, c’est un luxe.
3021 – La ville étendue. – Au contraire, la ville étendue tourne vite au cauchemar lorsqu’elle est vécue sans automobile. Le manque de densité se traduit souvent par un manque d’efficacité des transports en commun. La voiture est omniprésente dans le temps et l’espace. Elle engendre toujours plus de saturation. À l’inverse, l’absence de véhicule est vécue comme une source d’isolement. Elle éloigne les citoyens des services privés et publics, les privant d’autonomie. Ainsi, la voiture contribue au mal-être social.
Indépendamment des transports, la faible densité des villes étendues a des conséquences néfastes. Par exemple, il est malaisé d’y mettre en place l’ensemble des équipements et services nécessaires à la qualification de « bassin de vie » (V. n° a3018). Ce défaut est souvent mal vécu, un bon accès aux services constituant une exigence fondamentale des habitants des villes.
D’autres difficultés sont plus surprenantes. Ainsi, il n’est pas rare que les villes étalées soient moins bien pourvues en espaces verts que les villes compactes, même si la pollution y est moindre. Les gaz nocifs se concentrent par définition plus facilement dans les villes denses que dans des espaces plus vastes.
Les villes étendues se caractérisent également par une absence de mixité fonctionnelle31. Les faubourgs-dortoirs côtoient les immenses espaces d’entrée de ville composés de zones industrielles et commerciales.
Enfin, la ville étendue s’étale sans retenue. Il s’agit sans doute de son principal défaut.
3022 – La distinction entre quartiers. – Il est important de percevoir que la distinction ville compacte/ville étendue oppose aussi bien deux morphologies d’agglomérations que deux quartiers d’une même commune. Le centre d’une ville est parfois l’archétype de la ville dense, quand d’autres de ses quartiers répondent aux critères d’une ville diffuse. C’est d’autant plus vrai que le terme de ville est employé un peu abusivement, la notion d’aire urbaine (V. n° a3011) étant ici beaucoup plus pertinente. Ainsi, une même aire urbaine peut être compacte en son centre et étendue sur son pourtour. À titre d’exemple, Paris est indéniablement une ville compacte pouvant se vivre sans voiture32. L’aire urbaine parisienne présente en revanche, sur ses extérieurs, tous les défauts de la ville étendue.
Paris a également la particularité33d’être agencée selon un plan radio-concentrique. En effet, ses quartiers s’organisent en cercles concentriques, du centre-ville à la périphérie, dans un cadre mononucléaire. Ses voies de communication principales sont les boulevards organisant les déplacements circulaires et les avenues formant des rayons vers l’extérieur. Plus le prolongement urbain de ses rayons s’enfonce loin dans les terres, plus le pourtour de l’aire urbaine s’étend mécaniquement.
3023 – La ville polynucléaire. – À côté de la ville compacte engorgée et polluée, à côté de la ville étendue déficitaire en services et dévoreuse d’espaces agricoles, le modèle de ville ralliant aujourd’hui le plus de suffrages semble être la ville polynucléaire. Dans cette forme de cité, les fonctions habituellement concentrées dans le centre principal sont réparties au sein de plusieurs sous-centres. Ces noyaux sont reliés entre eux par des infrastructures de transports publics performants. Ce schéma fonctionne à l’étranger, tant au niveau d’une même ville34que dans le cadre de la conurbation35.
La distinction entre villes compactes et villes étendues n’est pas propre à la France. L’opposition la plus criante est celle des deux plus grandes villes d’Amérique du Nord.
La principale mégapole est New York City. Elle est symbolisée par son quartier phare, Manhattan, concentrant une population de plus de 1,6 million d’habitants sur moins de soixante kilomètres carrés (soit une densité d’environ 27 500 hab/km²). Les taxis y sont nombreux, mais les déplacements à pied y sont innombrables.
La deuxième plus grande ville est Los Angeles, immense cité de plus de 1 290 km², pour moins de quatre millions d’habitants (soit une densité très légèrement supérieure à 3 000 hab/km²)36.
La « cité des anges » se caractérise par l’absence de véritable centre-ville et l’automobile y détient le quasi-monopole des déplacements.
3024 Les villes ont évolué, tant collectivement au cours de l’Histoire (§ I), qu’individuellement au gré de leur histoire (§ II). Elles continuent à se transformer. Il est nécessaire de comprendre comment et pourquoi, car « les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé »37.
3025 Rien n’a jamais eu autant d’influence sur l’évolution des villes que l’apparition de la voiture individuelle. Il y a un avant (A) et un après (B) l’automobile.
3026 – Une transformation au gré des besoins. – Au fil de l’histoire, les villes se sont toujours transformées, le plus souvent en fonction des besoins de leurs habitants.
À l’origine, les premiers citadins ayant surtout besoin de protection contre les ennemis des cités voisines, une ville n’était finalement qu’une « enceinte fermée de murailles »38. Ce besoin de sécurité explique sans doute que les villes se soient multipliées plutôt que de s’étendre pendant tout le Moyen Âge, la Renaissance et les Temps modernes.
Vient ensuite l’heure de l’industrialisation, vecteur d’une intense croissance de l’économie. De 1780 au milieu du 19e siècle, la première révolution industrielle liée aux progrès de l’utilisation du charbon et de la mécanisation a une influence limitée sur l’extension de la ville. Les centres de production restent près des travailleurs et des marchés. Les méthodes de travail demeurent traditionnelles, souvent dans de petits ateliers ou à domicile. Les villes conservent leur mixité fonctionnelle, l’industrialisation leur permettant simplement de se désenclaver les unes des autres grâce à l’essor du chemin de fer.
3027 – La deuxième révolution industrielle. – La deuxième révolution industrielle commence vers 1880 avec l’apparition de la « fée électricité » et le véritable développement des machines-outils. La multiplication des usines dans les villes les force à s’étendre. Il convient en effet de loger les ouvriers, à une époque où les capacités techniques ne permettent pas un développement vertical. Le Taylorisme du début du 20e siècle permet d’augmenter sensiblement la productivité. Le Fordisme conduit à une hausse sensible des salaires des ouvriers, dans le but d’en faire les consommateurs des produits qu’ils fabriquent. Voyant avec une certaine jalousie la ville se transformer en société de consommation, les habitants des zones rurales quittent les campagnes. La taille des villes augmente.
3028 – Du besoin à l’envie. – La démocratisation de l’automobile participe au plus haut point de la mutation urbaine. Elle coïncide aussi avec la première période de l’histoire où les villes ont commencé à évoluer non plus seulement en fonction des besoins de leurs habitants, mais aussi en fonction de leurs envies.
Le 19e et la première moitié du 20e siècle ont vu les villes s’élargir dans un périmètre souvent limité par les points de départ et d’arrivée du tramway ou du métro. S’il n’était pas indispensable d’être aux abords immédiats des lieux de travail, il était difficile d’en être loin. L’avènement de la voiture individuelle libère l’homme de son asservissement au collectif, au moment même où l’assouplissement des règles du travail lui permet de gagner du temps. Ce temps nouveau est dépensé dans les déplacements, constituant le passage obligé vers une meilleure qualité de vie. Avec l’automobile, les aires urbaines n’ont plus d’autres limites que la distance que le chauffeur lambda se sent prêt à supporter dans des transports quotidiens, pour retrouver le soir son habitat pavillonnaire et périurbain39.
3029 – L’assentiment politique. – Dans les années 1950 et 1960 et au tout début des années 1970, les dirigeants politiques encouragent un développement de l’automobile, s’inscrivant dans le cercle vertueux de l’économie des « Trente Glorieuses ». Les voitures se vendent, les maisons se construisent, les biens se produisent et les gens consomment. Cette euphorie conduit à l’émergence du concept urbain de « ville-automobile », caractérisant une cité ne se concevant pas sans automobile. De nombreux hommes politiques français pensent que ce modèle de ville, dont Los Angeles est déjà l’exemple emblématique et fantasmé, sera bientôt incontournable en France. Il est notamment attribué au Président de la République Georges Pompidou une formule devenue légendaire : « Il faut adapter la ville à l’automobile »40. Plus que des mots, de nombreuses réalisations urbanistiques traduisent cet asservissement de la ville à la voiture, comme la traversée du centre de Lyon par les autoroutes A6 et A7 au travers de l’échangeur de Perrache41. Le développement de l’automobile a pour corollaire le déplacement des habitants vers une périphérie où ils peuvent se loger. Les espaces pavillonnaires se multiplient. Les zones commerciales permettant d’organiser une vie dans ces espaces périurbains explosent. Elles sont dédiées pour partie aux supermarchés et pour partie à une concentration d’enseignes nationales, installées dans des bâtiments se ressemblant tous. Les zones industrielles et artisanales, puis les zones logistiques, s’installent à leur tour en périphérie des villes, là où les lotissements laissent de la place. La mixité fonctionnelle n’étant pas un concept de l’époque, les espaces pavillonnaires, industriels, commerciaux et logistiques se juxtaposent sans se mêler, dans des villes de plus en plus étendues. Les aires urbaines s’organisent pour vivre autour de l’automobile, sans envisager de retour en arrière.
3030 – Comme un paquebot sur son erre. – La première crise pétrolière, ayant engendré une forte augmentation du prix des carburants, aurait pu être un premier signal d’alarme des limites du système. Mais le mouvement d’expansion de la ville vers sa périphérie était récent. Par ailleurs, il correspondait trop aux aspirations des citoyens pour que quiconque se sente le courage de prétendre casser la matrice42. Ce modèle a longtemps perduré. Aujourd’hui, les entrées des villes de moins de 100 000 habitants se ressemblent (presque) toutes : des kilomètres de voies bordées de zones industrio-logistico-commerciales.
La prise de conscience politique de la nécessité d’économiser le territoire, même dans un pays aussi vaste que la France, est récente. Elle s’oppose encore sans doute à la volonté d’une proportion importante de la population, souhaitant maintenir ce qu’elle considère comme un droit acquis à la philosophie de vie qu’elle s’est choisie. Tous ces gens rêvant d’espace étant des électeurs difficiles à mécontenter, l’étalement urbain perdure. Malgré les critiques, la ville s’étend doucement sur ses extérieurs, comme un paquebot sur son erre.
3031 – Des atouts et des contraintes. – Les villes vivent aujourd’hui avec l’héritage de leur passé. Ainsi, chaque cité jongle entre les atouts et les contraintes de ses contextes géographique, géologique, climatique, historique, etc.
Dès leur fondation, les atouts des villes ne sont pas les mêmes partout. La création d’une cité doit souvent bien plus à son environnement qu’à tout autre critère43.
3032 – La main de l’Homme. – Au cours de son histoire, les aspects positifs et négatifs d’une ville se dévoilent ou s’amplifient44. Les atouts naturels, comme la proximité d’un fleuve ou la compatibilité du climat avec une production agricole de qualité sont bien évidemment fondamentaux pour le bon développement de la ville. Mais il ne faut pas mésestimer l’intervention de l’Homme dans la réussite des cités. Ainsi, si Paris a conquis le statut qu’on lui connaît en profitant de son emplacement au cœur d’une région agricole riche et au carrefour des voies terrestres et fluviales du commerce, elle a aussi renforcé son aura par la qualité des travaux initiés par le baron Haussmann.
Aujourd’hui encore, deux villes nouvelles construites en même temps peuvent évoluer de manière radicalement différente en fonction d’une multitude de paramètres, intégrant autant d’aspects naturels qu’humains.
3033 – Des situations fluctuantes. – Il convient également de tenir compte de ce que les atouts d’un jour deviennent parfois les contraintes du lendemain45.
Il est important pour chaque ville de développer le plus d’atouts possible plutôt que de se focaliser sur certaines réussites immédiates non pérennes46.
3034 – Bataille de quartiers. – La différence d’évolution, dans un sens positif ou négatif, n’existe pas seulement entre les villes. Au sein d’une même cité, des quartiers en essor et en déclin coexistent. Cet écart de réussite se répercute sur l’attractivité des différentes zones de la ville et s’accompagne généralement d’un appauvrissement de la mixité sociale47. Parfois les qualités architecturales ou la qualité du bâti créent une ségrégation sociale en sélectionnant les plus riches, comme la Place des Vosges à Paris. Plus surprenant, on constate que l’industrialisation des villes a souvent créé un élément séparateur des classes sociales entre l’est et l’ouest. En effet, dans la grande majorité des villes, les vents dominants viennent de l’ouest. Au 19e siècle, les familles riches installées à l’est des villes migrent souvent à l’ouest pour éviter les fumées noires et grasses des usines à charbon48.
3035 Pendant longtemps, comme le fruit d’un déterminisme sinistre, le futur des villes fut marqué de manière indélébile par l’héritage du passé. Mais, dans un monde en mesure de remplacer les besoins par les envies, il est possible de rêver de changer la ville pour n’en garder que le meilleur. Et la meilleure des villes sera celle permettant de répondre à toutes les attentes. Il est indispensable de la chercher, car « une carte du monde sur laquelle ne figure pas le pays d’Utopie ne mérite pas le moindre coup d’œil »49.
3036 – La qualité de vie. – Il existe une véritable dépendance entre la qualité du cadre de vie et la qualité de la vie elle-même. Le citoyen n’en prend pas forcément conscience dans le cadre d’un environnement propice, quand les bienfaits de la ville lui paraissent presque naturels. Mais lorsque la vie urbaine lui apporte plus de nuisances qu’elle ne règle ses problèmes, il appréhende alors l’importance de ce qui l’entoure au quotidien.
C’est pourquoi les villes sont toutes à la recherche d’une meilleure qualité de vie pour leurs habitants50.
L’utopie consisterait à bâtir des villes idéales satisfaisant l’intégralité des besoins individuels (Sous-section I), tout en prenant parfaitement en compte les nécessités collectives (Sous-section II). Malheureusement, les villes idéales peinent à voir le jour, les aspirations des uns subissant souvent les contraintes des autres (Sous-section III).
3037 La ville parfaite aux yeux de ses habitants permet de répondre dans les meilleures conditions à toutes leurs aspirations. Certaines de ces aspirations relèvent de besoins communs à tous (§ I). D’autres sont des envies personnelles (§ II).
La distinction entre le besoin et l’envie se révèle parfois ténue. Le premier est une nécessité absolue, alors qu’il est possible de vivre sans assouvir la seconde.
3038 – Définition des besoins. – Le dictionnaire Larousse comprend plusieurs définitions du mot « besoin », parmi lesquelles :
« une exigence née d’un sentiment de manque, de privation de quelque chose qui est nécessaire à la vie organique » ;
« une chose considérée comme nécessaire à l’existence »51.
La première définition renvoie à des besoins primaires (A), la seconde à des besoins fondamentaux créés par l’évolution de l’être humain (B).
3039 Les habitants exigent de trouver sur le territoire national les réponses à leurs besoins primaires. Ils souhaitent en outre les assouvir près de chez eux.
3040 – De la nourriture. – S’il n’y avait pas régulièrement le rappel des drames de la famine dans diverses parties du monde, il serait presque possible, pour une grande majorité de la population en France, d’oublier que la nourriture constitue le premier des besoins vitaux. Universel, ce besoin figure de tout temps au sommet de la liste de ce que l’habitant est en droit de trouver dans sa ville. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de pénurie de nourriture en France qu’il faut l’oublier. Il existe au moins deux raisons à cela :
d’une part, le mode de partage de ces ressources laisse à désirer, certains connaissant la faim alors que le gaspillage de nourriture est régulièrement dénoncé52 ;
d’autre part, avec l’augmentation de la population et la diminution des terres agricoles, le pays n’a pas un droit acquis à la satiété jusqu’à la fin des temps.
Dans leur immense majorité, les habitants d’une ville souhaitent aussi avoir accès à des commerces alimentaires de proximité. Ainsi, la fermeture de la seule épicerie du bourg, tenant également lieu de centre de vie pour le village, est susceptible de créer une véritable difficulté à assouvir un besoin alimentaire primaire. À cet égard, cette fermeture prend souvent l’allure de catastrophe pour les résidents de la commune sans moyens de se déplacer.
3041 – Un toit. – La loi DALO du 5 mars 200753oblige en théorie l’État à fournir un logement à tous. Ce droit au logement opposable est entré en vigueur le 1er janvier 2008. Il se révèle difficile à appliquer du fait du déficit de constructions de logements par rapport aux besoins. De plus, ce principe n’étant pas applicable localement mais seulement de manière générale sur l’ensemble du territoire, il ne permet pas d’assurer un toit pour tous dans chaque ville.
L’expansion continue des bidonvilles à travers le monde permet de rappeler que la France54n’est pas à l’abri de l’apparition de ce phénomène sur son territoire dans le futur.
3042 – Des soins. – L’homme de Néandertal se soignait déjà il y a 50 000 ans55, ce qui range assurément la santé dans la catégorie des besoins primaires. Une ville voulant répondre aux besoins de ses habitants doit forcément leur fournir des soins. La difficulté provient de ce que les exigences ont évolué depuis la préhistoire et que le citoyen du troisième millénaire attend de sa ville qu’elle lui fournisse ces services de santé dans des conditions de qualité à la hauteur de l’enjeu. La proximité entre son logement et les centres médicaux fait d’ores et déjà partie de ses exigences et le fera de plus en plus, tant que les dégâts sur les organismes liés à la sédentarité56et à l’obésité57compenseront négativement les progrès de la médecine. Nombre d’habitants, principalement les jeunes avec enfants et les personnes âgées, quittent les petites villes par crainte de rester dans des déserts médicaux.
3043 Au fil de l’évolution des hommes, des besoins supplémentaires sont nés. Peut-être ne sont-ils pas nécessaires à la vie organique, mais ils ont acquis au cours du temps le statut de besoins fondamentaux, suffisamment importants pour être considérés comme nécessaires à l’existence.
3044 – La formation. – Prise dans le sens de « l’action de former quelqu’un intellectuellement ou moralement »58, la formation peut être appréhendée comme un synonyme de l’éducation. Mais le premier terme est préféré au second dès lors qu’il en dépasse un peu le cadre habituel, pour s’appliquer à l’adulte en formation professionnelle ou au retraité en formation à l’informatique par exemple. Au-delà de ces considérations sémantiques, elle répond à un besoin devenu fondamental il y a des siècles : apprendre pour progresser. Une ville n’ayant pas les moyens de former ses habitants à tout âge ne répond pas à tous leurs besoins. Ainsi, une ville sans université, fût-elle la plus belle au monde, ne sera jamais la ville utopique puisqu’elle verra sa jeunesse la quitter pendant plusieurs années, sans certitude de la voir revenir.
3045 – L’emploi. – L’emploi est d’une telle importance dans les besoins de la population que les citoyens quittent les aires urbaines incapables de leur fournir du travail, au profit des cités prospères. Cette attraction pour les villes en bonne santé économique a expliqué l’exode rural des siècles précédents. Elle reste d’actualité, et justifie également les flux migratoires entre les villes.
3046 – Le commerce. – Le commerce de proximité est directement attaché à ce phénomène. D’une part, il est source d’emploi. D’autre part, il a besoin, pour être viable, d’une clientèle à même de dépenser les fruits de son travail. Le commerce est toujours un des premiers maillons de la chaîne économique à souffrir de l’absence d’attractivité d’une ville. Mais les habitants souffrent aussi, car une ville se vidant de ses commerces les empêche d’accéder à proximité de chez eux à ce que la société a transformé en besoin : la consommation.
3047 – Le transport. – Depuis le 20e siècle, le transport est un besoin fondamental. Il se décline aujourd’hui en deux exigences : la nécessité pour les citoyens de circuler dans de bonnes conditions au sein de la ville, d’une part, et entre son aire urbaine et le reste du territoire, d’autre part. Ces deux exigences étant le plus souvent cumulatives, les habitants d’une ville peuvent s’en détourner si les transports intérieurs ou extérieurs sont défaillants.
Aujourd’hui, les statistiques démontrent que, l’Île-de-France mise à part, les métropoles régionales deviennent les épicentres de l’attractivité française. Il est difficile de ne pas lier cette concentration d’intérêts économiques au constat que les plus grands efforts d’aménagement des transports sont concentrés entre ces métropoles. Il existe ainsi un vrai risque de déclassement, sinon de marginalisation des villes moyennes ne parvenant pas à se désenclaver convenablement aux yeux de leurs résidents.
3048 – Les loisirs. – Les loisirs59sont indiscutablement entrés pour la population française dans la catégorie des choses nécessaires à l’existence (V. n° a3037). Il est impossible de lister toutes les activités concentrées dans ce terme puisqu’il dépend de la sensibilité de chacun. Mais il est indéniable que le sport, la culture, les voyages, la peinture, la musique ou le jardinage seront appréhendés par les uns ou les autres comme des activités indispensables.
Une aire urbaine incapable de donner un bon accès aux besoins de ses habitants ne peut prétendre au statut de ville utopique. Il en est de même pour une cité ne pouvant satisfaire les nouvelles envies des citoyens du 21e siècle.
3049 – Les envies devenant des besoins. – Parfois, les envies se transforment en besoins. Les loisirs en sont le parfait exemple. Ils ne sont devenus indispensables à une très grande majorité de Français qu’au 20e siècle, après avoir été longtemps un fantasme. Mais, de nos jours, l’évolution du monde est si rapide que la frontière entre l’envie et le besoin paraît infime. En vérité, la même chose peut au même moment être appréhendée comme une simple envie par les membres d’une génération et déjà comme un besoin par les membres de la génération suivante.
Il ne faut plus raisonner en terme de besoins et d’envies, mais en terme de générations60.
3050 La différence de perception liée au caractère indispensable ou superfétatoire d’un objet de consommation déterminé est révélatrice d’un conflit de générations. Le numérique est à cet égard l’exemple le plus parlant.
3051 – Le numérique pour les « anciens ». – Le numérique est l’innovation majeure de la troisième révolution industrielle. Pour autant, de nombreux « anciens » ne considèrent pas le numérique comme un besoin. Leur théorie s’appuie sur l’expérience : ayant toujours bien vécu sans numérique, ils s’en passent encore aisément.
Cet argument perd sa pertinence si l’on admet que leurs parents pouvaient tenir le même discours s’agissant de l’automobile. Qui pourrait contester que les moyens de transport sont à présent un besoin fondamental et que la voiture tient une place essentielle dans leur fonctionnement ?
Une ville se construisant aujourd’hui en France, ex nihilo, sans numérique, serait assurément une ville sans avenir.
Les édiles l’ont bien compris. Ils encouragent tous de manière systématique le numérique.
3052 – Les générations Y et Z. – En Occident, la génération Y représente l’ensemble des personnes nées entre 1980 et la fin du 20e siècle. L’origine de sa dénomination est incertaine61. Elle traduit la nécessité sociologique de catégoriser des personnes dont le mode de vie se différencie de celui de leurs aînés. Le recul permet de constater l’énorme influence de la génération des baby-boomers sur l’histoire du monde en général62et sur la morphologie des villes en particulier. Il n’est pas interdit de penser que les différences caractéristiques de la génération Y pourraient aboutir elles aussi à une évolution sensible des aires urbaines dans le futur.
La génération Z63comprend les jeunes personnes nées au début du 21e siècle. L’analyse sociologique ayant besoin de recul, cette génération est moins connue que la précédente, mais on devine déjà qu’elle a des aspirations encore différentes de la génération Y et qu’elle aura également une influence importante dans l’avenir.
Ces générations Y et Z sont le fruit d’une éducation inédite (I), créatrice de nouvelles aspirations (II).
3053 – Le numérique pour les « jeunes ». – Le numérique a changé le rapport à l’information.
Jusqu’à son développement dans la plupart des foyers de France, quiconque voulait faire des recherches devait se rendre en bibliothèque. Avec Wikipédia64ou d’autres sites, toutes les bibliothèques du monde se donnent rendez-vous dans nos ordinateurs.
Par ailleurs, avec l’explosion des ordinateurs portables et des smartphones, il n’est plus nécessaire d’être chez soi pour que l’information circule. L’ère est à l’immédiateté.
Avec les blogs et les réseaux sociaux, la jeunesse a une perception du monde différente de celle des générations précédentes.
Ces développements ont coïncidé avec l’avènement de la génération Y65, mais se renforcent avec la suivante.
Il suffit de partir en vacances avec des individus représentatifs de ces générations dans un coin reculé privé d’internet pour comprendre que les villes sans (très) haut débit courent le risque de la fuite de leur jeunesse.
3054 – Les programmes scolaires. – Les programmes scolaires évoluent également, pour permettre aux écoliers d’entrer dans cette vie moderne.
Sans s’attarder sur les cours d’informatique66, il est intéressant de constater que dès la classe de troisième, les manuels d’enseignement d’histoire et de géographie donnent à la jeunesse actuelle des informations sur le territoire et ses enjeux. Ils les initient à des connaissances auxquelles les générations antérieures n’avaient pas accès67. Par ce truchement, ils les préparent aux inéluctables évolutions futures.
3055 – Le rapport aux transports. – La génération Y invente un nouveau rapport aux transports, en inversant la dépendance à l’automobile68. La génération Z suit son exemple et l’amplifie69.
Certains extrapolent même que l’ancrage des transports doux comme le vélo dans le comportement de cette nouvelle génération devrait entraîner un déclin progressif et continu de l’automobile.
3056 – L’environnement. – Wikipédia indique que la génération Y est née avec les débuts de l’écologie.
Elle se manifeste par une lutte anti-gaspillage70, ainsi que par une volonté de simplification et de purification71. Dans cette quête, beaucoup ne recherchent plus le bonheur dans la possession, qui était un des buts principaux des générations précédentes. Ils préfèrent la nouvelle économie collaborative, proposant de louer, de partager, de troquer comme d’acheter en groupe. Les sites de covoiturage comme BlaBlaCar, d’achat d’occasion comme eBay ou Le Bon Coin, de location pour courts séjours comme Airbnb, créations de la génération Y, deviennent si populaires qu’ils entraînent l’adhésion de personnes de toutes générations. Dans la même veine, le DIY (Do It Yourself) et le PIY (Produce It Yourself) préfigurent sans doute l’explosion des potagers de balcon.
Ces modèles de comportement apparaissent comme un ballon d’oxygène pour une planète en surexploitation72. Ils initient également une prise de conscience générale sur l’importance des efforts à faire par chacun pour le bien-être de tous. Mais si les sacrifices partagés sont tolérables, ils sont vécus comme une injustice inacceptable lorsqu’ils profitent à ceux qui s’y soustraient.
3057 – Résumé des besoins individuels. – Il existe bien entendu d’autres besoins, plus ou moins prégnants selon les individus et les générations : sécurité, salubrité (besoin ravivé à chaque grève des éboueurs ou lors de visites dans certains pays étrangers), grands espaces, verdure, rapports humains, etc., qui influeront toujours sur le choix du lieu de vie de certains73.
Mais, dans les grandes lignes, la ville utopique capable de satisfaire les aspirations individuelles de toutes les générations devra fournir à tous, de préférence facilement et à profusion, de la nourriture, un toit, des soins, une formation, de l’emploi et des commerces, des transports, des loisirs, du numérique et un environnement compatible avec le futur.
L’exode rural au cours du temps s’est toujours fondé sur ces besoins individuels : la ville a toujours été l’Eldorado comblant les besoins. Il n’y a aucune raison que les choses changent à cet égard, si ce n’est, éventuellement, le paradigme : peut-être ne s’agit-il pas de la ruée vers une ville capable d’assouvir des besoins, mais de la fuite d’un monde s’en montrant incapable. Peut-être les exilés quittent-ils un endroit ne leur fournissant pas en quantité suffisante pour leurs besoins les soins, l’éducation, l’emploi, certains loisirs, les commerces, les transports, et, à présent, le numérique.
Les collectivités ont l’obligation de veiller à fournir ces services pour conserver leur population. Mais, dans leur soif d’attractivité, elles ne doivent pas oublier que la terre, bien commun de l’humanité, est fragile aujourd’hui et le sera encore demain.
3058 – Le concept de nécessités collectives. – La somme des intérêts de chacun ne fait pas toujours le bien de tous. Le rôle des dirigeants politiques est de veiller à ce que les nécessités collectives ne soient pas sacrifiées sur l’autel des besoins et des envies individuelles.
Il n’existe pas de définition des nécessités collectives. Elles renvoient à un concept subjectif mêlant l’intérêt général et l’indispensable, obligeant le besoin commun au pluriel. La plupart du temps, ces nécessités collectives ne sont pas appréhendées de manière positive comme un objectif noble à atteindre, mais de manière négative comme une contrainte engendrant des sacrifices individuels. Sans doute cette approche est-elle due à ce que l’humanité semble avoir renoncé à la plénitude pour tous au profit d’une recherche de la pénurie pour le moins grand nombre.
Pour définir les nécessités collectives, une explication par l’illustration s’impose, et l’exemple du rationnement est sans doute le plus parlant : une tribu isolée ayant connu une très mauvaise récolte doit attendre la suivante pour reconstituer son garde-manger. Chacun devra faire des sacrifices individuels sur ses envies, voire sur ses besoins, pour que l’ensemble de la tribu puisse survivre jusqu’à la récolte suivante dans l’intérêt commun.
Ces nécessités collectives n’ont pas toutes la même portée. Certaines relèvent de menaces d’une telle importance qu’elles doivent être combattues au niveau de la planète (§ I). D’autres se rapportent à des difficultés constatées dans l’Hexagone (§ II). Toutes sont cependant prises en compte par le législateur français (§ III).
3059 – Des médecins en désaccord au chevet d’une terre malade. – Nul besoin d’envisager l’avenir des villes si la planète les accueillant se meurt. Or, notre terre ne se porte pas bien, au moins quant à son statut de mère nourricière de l’humanité74. Malheureusement, il est difficile de la soigner, dès lors que ses maladies sont analysées par un collège de médecins ne parvenant pas à se mettre d’accord ni sur les remèdes ni sur leur posologie, et qui, parfois même, semblent prêts à qualifier le malade d’imaginaire75.
Or, les interactions entre l’écologie et l’économie sont si fortes que toute mesure curatrice au niveau mondial nécessite un consensus des plus difficiles à obtenir. La résorption progressive du trou dans la couche d’ozone suite au protocole de Montréal est le parfait exemple des immenses difficultés à réunir tous les pays du monde derrière une bannière unique, mais aussi de l’énorme potentiel d’un mouvement convergent de toutes les nations76. À cet égard, l’accord auquel étaient parvenus à l’unanimité les États présents à la Conférence de Paris de 2015 sur le climat (connue sous le nom de COP 21), semblait aller dans le bon sens77, mais il est déjà remis en cause78.
3060 – Un suicide collectif. – La difficulté de la tâche est immense. Refuser aux citoyens du monde l’accès aux plaisirs particuliers allant à l’encontre de l’intérêt général n’est pas si facile79. Le refuser alors que, pris individuellement, ces plaisirs particuliers ne sont pas contraires à l’intérêt général est extrêmement compliqué80. Refuser à certains cet accès aux plaisirs particuliers alors qu’il a toujours été autorisé à ceux ayant eu la chance de passer avant, et qu’il l’est encore à d’autres, tient de la gageure81. Donner cette mission aux politiciens élus par le peuple82revient à leur demander de faire comprendre à leurs électeurs que le refus du sacrifice personnel serait une bribe d’un suicide collectif.
Quand bien même ce sentiment de suicide collectif viendrait à envahir la totalité des esprits et permettrait d’appuyer de toutes les forces collectives de l’humanité sur les freins d’une machine emballée, n’est-il pas déjà trop tard ?
À défaut de pouvoir assurer que les dirigeants du monde auront la sagesse de trouver à l’avenir des solutions pérennes pour la planète, il est possible de faire un tour d’horizon des principaux risques que l’homme lui ferait courir83, et, à travers elle, aux villes qui la peuplent. Certaines de ces menaces sont des dangers de mort (A). D’autres auront de graves conséquences (B).
3061 – Le réchauffement de la planète. – Selon le postulat défendu par les grands climatologues mondiaux, le réchauffement climatique trouve très probablement sa principale cause dans les activités humaines, à commencer par l’utilisation de combustibles fossiles, l’exploitation des forêts tropicales et l’élevage intensif du bétail84. L’effet le plus visible du réchauffement se retrouve dans la fonte des glaces85et son corollaire, la montée des eaux. Une montée d’un mètre du niveau des mers menacerait plusieurs des trente-six mégavilles de la planète, et notamment les emblématiques New York, Rio de Janeiro, Bombay, Tokyo ou Le Caire86. Or, la Nasa estime qu’une montée du niveau des océans d’au moins un mètre est inévitable, sans doute d’ici la fin du siècle, affectant des centaines de millions de personnes vivant sur les côtes ou à proximité87. L’eau salée pourrait alors se répandre dans de nombreuses poches de ressources en eau potable, rendant les produits agricoles impropres à la consommation et bouleversant les écosystèmes. C’est déjà le cas dans certains atolls de Polynésie française, comme les îles Tuamotu, où le point haut atteint deux à trois mètres maximum et où de plus en plus de terrains sont inondés en cas de fortes houles88.
3062 – Les dérèglements climatiques. – Indépendamment de la fonte des glaces, la plupart des scientifiques considèrent qu’une augmentation des températures de plus de 2 °C par rapport à la température de la période préindustrielle risquerait d’engendrer des changements météorologiques dangereux, voire catastrophiques.
Les scientifiques font un lien direct entre le réchauffement de la terre et la multiplication des phénomènes climatiques inhabituels à travers le monde. Les changements de circulation des masses d’air et des flux océaniques sous la pression des températures font entrer la planète « en territoire inconnu »89.
Les stigmates des ouragans Katrina90ou Irma permettent de mesurer la puissance de la nature déchaînée, et les dommages qu’elle est en mesure d’occasionner à une ville.
3063 – La pollution de l’air. – Dans un rapport rendu public le 6 mars 2017, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que plus d’un quart des décès d’enfants de moins de cinq ans est attribuable à la pollution de l’environnement.
En France, l’attention est principalement attirée sur la dégradation de l’environnement atmosphérique du fait de l’automobile. Le smog91, ce brouillard coloré, mélange de différents polluants gazeux, accompagne de plus en plus fidèlement la vie dans les grandes villes. Ses conséquences sur la santé humaine92n’étant plus à démontrer, les pouvoirs publics s’essaient à des dispositifs anti-voitures93, mais aussi à la diminution des nuisances environnementales de chaque véhicule. Les résultats de ces mesures restent sujets à caution.
3064 – La pollution de l’eau. – L’OMS précise dans son rapport que la pollution de l’eau est également une source majeure de difficulté. Cette inquiétude quant à la dégradation de la qualité de l’eau peut paraître incongrue, alors qu’en 2010 une résolution des Nations unies a reconnu un droit à l’eau potable pour tous et que l’alimentation des villes en eau potable a toujours été une priorité absolue. Et pourtant, « un terrien sur sept n’a pas accès à une eau potable de qualité »94.
Cette pollution de l’eau provient d’un peu partout, mais elle passe très régulièrement par la pollution du sol et du sous-sol puisque les nappes phréatiques et les courants souterrains sont en contact permanent avec une terre de moins en moins naturelle et de plus en plus gorgée de produits chimiques.
3065 – La surconsommation énergétique. – Entre 1970 et 2000, la consommation énergétique mondiale a doublé. Un nouveau doublement est prévisible d’ici 2050. Ce problème mondial pose la question de l’économie des ressources fossiles, fournissant plus de 80 % de l’approvisionnement énergétique de la planète. Les réserves de pétrole, de gaz et d’uranium pourraient être épuisées avant la fin du siècle, celles de charbon d’ici 200 ans95. Un rapport de mars 2017 de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) alerte même sur la possibilité que la production de pétrole brut soit insuffisante à satisfaire la demande dès le début des années 202096.
Dans l’Hexagone, la production d’énergies renouvelables est encore très insuffisante pour ne serait-ce qu’envisager de ne plus puiser dans les ressources fossiles97. Et plus la demande en énergie sera forte, plus la surconsommation sera pénalisante. Le législateur a conscience de l’importance des enjeux, comme le prouve la création de l’ADEME98.
Il est fondamental de diminuer la consommation générale d’énergie, en diminuant la demande plutôt qu’en augmentant l’offre. L’importance de la lutte contre le gaspillage est renforcée par la faiblesse du taux d’indépendance énergétique de la France, inférieur à 60 %99.
En matière de chauffage, tout est bon pour encourager la limitation des pertes thermiques, des slogans imposés100aux aides fiscales de rénovation de l’immobilier101, en passant par la promotion de l’innovation, comme la domotique ou les compteurs intelligents. Là encore, les résultats sont mitigés.
3066 – La déforestation. – On estime que treize millions d’hectares de forêt disparaissent chaque année dans le monde102. Si les raisons de cette déforestation sont nombreuses103, ses conséquences sont catastrophiques pour la planète. Outre qu’elle libère dans l’atmosphère le carbone stocké par la végétation, contribuant au cercle vicieux du réchauffement climatique104, la déforestation ravage les écosystèmes et la biodiversité105. Ces systèmes naturels reposant sur un équilibre fragile auquel chaque catégorie d’êtres vivants apporte sa contribution, une déforestation non maîtrisée entraîne des extinctions en chaîne d’espèces animales et végétales. Plus que l’arrivée du symbolique koala ou de l’emblématique panda au cimetière des éléphants où le « dodo » les attend, la véritable menace de disparition des écosystèmes plane dans les mots faussement attribués à Albert Einstein : « Si l’abeille disparaissait de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre ».
3067 – La pénurie alimentaire. – Plus d’un milliard d’êtres humains ne mangent pas à leur faim. Et pourtant non seulement l’agriculture mondiale produit à ce jour suffisamment pour fournir un régime équilibré à chaque Terrien, mais elle paraît au surplus en mesure de relever le défi d’une augmentation de la production en proportion des demandes prévisibles des trente prochaines années106, à condition de faire des efforts auxquels tous ne sont pas prêts à consentir !
La France n’a pas oublié que le labourage et le pâturage ont été longtemps ses deux mamelles107. C’est sans doute en souvenir de ce passé paysan que, les uns après les autres, les politiciens défendent de toute l’ardeur de leurs belles paroles le principe d’un maintien en l’état des zones agricoles. Mais tout principe connaît des exceptions. Et elles sont d’autant plus faciles à mettre en place que la nourriture est abondante.
La France n’est pas à l’abri des menaces graves pesant sur le monde. Mais les principaux risques présentant moins d’urgence que dans d’autres pays, elle s’y prépare à son rythme, concentrant principalement son énergie sur des menaces plus locales liées à l’aménagement du territoire.
3068 – La protection du territoire français. – Le Code de l’urbanisme régit toutes les questions liées à l’aménagement du territoire, l’occupation des sols et l’environnement. Il commence par l’article L. 101-1, dont les deux alinéas initiaux sont les suivants :
« Le territoire français est le patrimoine commun de la nation.
Les collectivités publiques en sont les gestionnaires et les garantes dans le cadre de leurs compétences ».
Si le territoire a besoin d’être géré et sa pérennité garantie, c’est parce qu’il est un bien commun. Cette nature de bien commun fonde le concept de nécessités collectives. Parce qu’une mauvaise gestion et l’absence de garanties quant à sa conservation font courir un risque au territoire français, patrimoine commun de la nation, il faut contrecarrer les intérêts particuliers menaçant l’intérêt général.
Dans le cadre de la ville, cette gestion du territoire français par les collectivités publiques trouve à s’appliquer notamment dans les domaines du logement (A) et de l’attractivité économique (B).
3069 – Les raisons du besoin de logements en France. – Au 1er janvier 2017, la France comptait 66 991 000 habitants, à quelques unités près108, soit 265 000 personnes de plus que l’année précédente109. Depuis 2006, la population du pays a augmenté d’environ 3,3 millions d’habitants.
Par ailleurs, la taille des ménages continue sa diminution, ne comptant plus qu’une moyenne de 2,2 personnes en 2013, contre 2,4 en 1999110, avec notamment 22 % de familles monoparentales en 2014, contre 17,7 % en 2005 et seulement 7,7 % en 1968.
Ainsi, il faut loger de plus en plus de personnes, réparties dans des familles partageant de moins en moins le même toit111. La nécessité d’une production forte de logements relève dès lors d’une simple équation mathématique.
3070 – L’insuffisance de la production de logements. – Il est d’autant plus difficile de connaître précisément les chiffres du mal-logement en France112que sa définition évolue au gré des rapports113et de l’augmentation des normes sociales et du niveau de vie114. Le seuil de surpopulation défini par l’INSEE115n’est à cet égard qu’un des facteurs de l’indécence d’un logement.
Il existe cependant un consensus pour reconnaître l’insuffisance actuelle du nombre de logements. Ainsi, de 2006 à 2013 en Île-de-France, le nombre de résidences principales n’a augmenté que de 31 500 unités en moyenne chaque année, quand les besoins réels de la population sont estimés à 70 000 nouveaux logements par an sur la même période116.
3071 – Les risques liés à l’habitat. – Un pays incapable de loger convenablement ses habitants encourt des risques de différentes natures.
Les risques sanitaires sont bien évidemment les plus connus117. Le saturnisme est ainsi une conséquence directe du mal-logement. Mais les intoxications au monoxyde de carbone liées à un système de chauffage défaillant ou les maladies découlant de l’insalubrité d’un logement sont plus fréquentes encore.
Quant aux problèmes liés à une promiscuité dopée par l’inflation du coût du logement, ils ne sont pas quantifiables puisque psychologiques, mais ils existent également.
3072 – La recherche de mixité sociale. – La recherche de mixité sociale est une manière de lutter contre les risques sociétaux attachés au logement, à l’heure où les villes nouvelles et les quartiers sensibles sont des symboles de l’insécurité. Les collectivités territoriales cherchent dans la mixité sociale la solution aux problèmes du « vivre ensemble ». Les grands ensembles immobiliers construits dans les années 1950 à 1970 pour loger les salariés français n’ont pas été conçus comme des produits ségrégatifs. Mais, qu’on le veuille ou non, ils le sont devenus118.
Pour autant, l’histoire récente démontre que le mélange de populations ayant appris à vivre séparément ne se fait pas naturellement. Il n’est possible qu’au moyen de deux types d’actions volontaristes :
l’attraction dans les zones déclassées d’habitants n’en faisant pas partie ab initio ;
ou l’offre de relogement des populations ghettoïsées en dehors des quartiers sensibles.
Ces politiques correspondent à deux visions opposées : l’incitation d’un côté119, la contrainte de l’autre120.
Ce besoin de mixité se manifeste dans les rapports entre les centres-villes et les banlieues, mais également dans l’équilibre nécessaire entre ruralité et urbanité.
Il dépasse le cadre social du logement pour envahir le domaine économique.
3073 – Le cercle vertueux de l’essor économique. – Un territoire est attractif s’il est en mesure de fournir aux personnes susceptibles de s’y installer ou d’y rester les éléments nécessaires à leur projet.
Les villes sont généralement jugées sur leur attractivité économique, quand bien même d’autres indicateurs influent sur le choix des habitants potentiels de s’installer dans telle ou telle cité121. Mais ces éléments interagissent dans le cadre d’un cercle vertueux. Si la qualité de vie d’une commune est renommée, elle attire des habitants. Si le nombre d’habitants augmente, le nombre de services à développer autour d’eux augmente également. Les offres d’emploi croissent avec l’augmentation des services. Les offres d’emploi attirent de nouveaux habitants122.
3074 – Le cercle vicieux du déclin économique. – Comme dans tout système de vases communicants, le dynamisme de certaines villes a pour corollaire l’essoufflement d’autres cités. La métropolisation de l’économie, phénomène mondial auquel la France n’échappe pas, conduit au déclin économique des villes moyennes.
Ce déclin se traduit dans les impressions des habitants123.
Il se caractérise également dans les chiffres : les quinze plus grandes aires urbaines de France engendrent les trois quarts de la croissance, ne laissant que les miettes à toutes les autres villes. La désindustrialisation et la dévitalisation commerciale, sources de cet étiolement, se poursuivent par une désertification, dernier maillon d’une chaîne se refermant en cercle vicieux.
3075 – L’image des villes. – Pour éviter d’inscrire leur ville dans le cercle vicieux du déclin économique, les maires ont tout intérêt à promouvoir la qualité de vie de leurs concitoyens. Les questions de marketing territorial sont au cœur des préoccupations des édiles de ces villes, prêts à tout pour faire face à leur déficit d’image124.
Le principal argument publicitaire des acteurs économiques est l’épanouissement et le bien-être social, la qualité de vie préoccupant de plus en plus les citoyens. Ainsi, les efforts se multiplient pour mettre en valeur la qualité des transports, des infrastructures urbaines, de l’environnement, de l’accès à la santé, à la culture et aux loisirs, ou du patrimoine culturel et architectural125.
Au fur et à mesure que la compétitivité urbaine s’accroît, les villes s’affrontent dans de véritables batailles économiques126, rythmées par les comparaisons et les classements127.
3076 – L’article L. 101-2 du Code de l’urbanisme. – Au titre de l’aménagement du territoire, de l’occupation des sols et de l’environnement, le législateur français ne définit pas les nécessités collectives. Pourtant, à bien y regarder, les objectifs assignés aux pouvoirs publics aux termes de l’article L. 101-2 du Code de l’urbanisme y ressemblent tellement qu’ils pourraient en constituer la liste presque exhaustive. Il faudrait cependant que cet article fût lisible, lui qui l’est si peu :
« Dans le respect des objectifs du développement durable, l’action des collectivités publiques en matière d’urbanisme vise à atteindre les objectifs suivants :
1. L’équilibre entre :
a) Les populations résidant dans les zones urbaines et rurales,
b) Le renouvellement urbain, le développement urbain maîtrisé, la restructuration des espaces urbanisés, la revitalisation des centres urbains et ruraux,
c) Une utilisation économe des espaces naturels, la préservation des espaces affectés aux activités agricoles et forestières et la protection des sites, des milieux et paysages naturels,
d) La sauvegarde des ensembles urbains et la protection, la conservation et la restauration du patrimoine culturel,
e) Les besoins en matière de mobilité ;
La qualité urbaine, architecturale et paysagère, notamment des entrées de ville ;
La diversité des fonctions urbaines et rurales et la mixité sociale dans l’habitat, en prévoyant des capacités de construction et de réhabilitation suffisantes pour la satisfaction, sans discrimination, des besoins présents et futurs de l’ensemble des modes d’habitat, d’activités économiques, touristiques, sportives, culturelles et d’intérêt général ainsi que d’équipements publics et d’équipement commercial, en tenant compte en particulier des objectifs de répartition géographiquement équilibrée entre emploi, habitat, commerces et services, d’amélioration des performances énergétiques, de développement des communications électroniques, de diminution des obligations de déplacements motorisés et de développement des transports alternatifs à l’usage individuel de l’automobile ;
La sécurité et la salubrité publiques ;
La prévention des risques naturels prévisibles, des risques miniers, des risques technologiques, des pollutions et des nuisances de toute nature ;
La protection des milieux naturels et des paysages, la préservation de la qualité de l’air, de l’eau, du sol et du sous-sol, des ressources naturelles, de la biodiversité, des écosystèmes, des espaces verts ainsi que la création, la préservation et la remise en bon état des continuités écologiques ;
La lutte contre le changement climatique et l’adaptation à ce changement, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’économie des ressources fossiles, la maîtrise de l’énergie et la production énergétique à partir de sources renouvelables ».
Cet article constitue la feuille de route impérative des pouvoirs publics en matière d’urbanisme. Pour autant, la difficulté de la tâche imposée aux collectivités territoriales est appréhendée par le législateur. Leur action ne constitue en rien une obligation de résultat. Elle « vise à atteindre » des « objectifs », devant tous respecter l’impératif du développement durable.
Certains de ces objectifs participent des efforts faits pour protéger la planète. D’autres ne dépassent pas le cadre de l’Hexagone.
3077 – Critique formelle de l’article. – L’article L. 101-2 du Code de l’urbanisme aurait sans doute pu être mieux rédigé. Il aurait en tout cas mérité une mise en valeur formelle à la hauteur de son importance au fond.
Ce qui pose problème, ce n’est pas tant le choix d’une formule générale assignant aux collectivités locales une mission, suivie d’une liste de sept objectifs à atteindre. C’est la cohérence d’ensemble. Il est difficile de trouver une logique à l’articulation des sept points différents. Cette sensation d’article fourre-tout est renforcée par la rédaction du 3°), qui, par sa longueur, confine à l’incompréhensible.
Quant au tout premier de ces objectifs, une lecture rapide donne à penser qu’il correspond à la recherche d’un « équilibre entre » cinq notions différentes. En effet, il est si malaisé d’appréhender un « équilibre entre les besoins de mobilité » qu’il est presque naturel de chercher à savoir ce qui doit au final être équilibré128.
Il est forcément dérangeant que le législateur ait donné cette forme critiquable à l’article L. 101-2 du Code de l’urbanisme, alors même qu’il avait l’occasion de peaufiner son écriture au moment de la recodification du Code de l’urbanisme129. Cet article est en effet le fruit, avec l’article L. 101-1, de la scission de l’ancien article L. 110 du Code de l’urbanisme, tel qu’il avait été créé par la loi Defferre en 1983 et modifié à de nombreuses reprises130. À force de rajouts de bouts de phrases, l’article L. 110 du Code de l’urbanisme était à la limite de l’illisible. L’idée de le modifier par catégories d’objectifs était excellente. Le rendu est décevant131.
3078 – Tentative de réécriture de l’article sous forme de tableau. – Sur le fond, l’article L. 101-2 du Code de l’urbanisme est essentiel. Rappelé sous forme de tableau, il cite en effet tous les thèmes sensibles pour la planète et le territoire français.
La plupart sont traités dans les pages précédentes, mais il est remarquable de voir la place prise par la beauté de la France.
La ville idéale devrait permettre de répondre à la fois aux besoins individuels et aux nécessités collectives. Mais une notion non répertoriée par l’article L. 101-2 du Code de l’urbanisme vient perturber le bel ordonnancement de ce doux rêve : l’argent. L’argent éloigne tellement les besoins individuels des nécessités collectives que la ville idéale reste utopique.
3079 – L’argent, l’argent, l’argent. – En vérité, la seule chose immuable à travers le temps est résumée par la formule d’un obscur noble moyenâgeux : « Trois choses sont absolument nécessaires : premièrement de l’argent, secondement de l’argent, troisièmement de l’argent »132. La sentence est d’autant plus vraie qu’elle s’applique concomitamment aux individus en quête de richesse pour satisfaire leurs besoins individuels, et aux pouvoirs publics en mal de réponses aux nécessités collectives.
Au niveau individuel, une multitude d’individus veut augmenter son patrimoine. Ce n’est plus le besoin personnel, notion principalement attachée au présent, qui est en jeu. Car avoir plus d’argent qu’on en a besoin garantit de ne pas en manquer, immédiatement et dans le futur, pour soi et les générations suivantes. L’humanité vit dans une ère de court-termisme pour tout sauf pour sa dépendance à l’argent, quitte à perdre ses repères. De fait, si la recherche de l’argent s’arrêtait à l’homme, sa quête aurait une fin. Mais dès lors qu’elle franchit les générations, beaucoup n’en ont jamais assez133. Cette absence de limite peut rendre fou. Ainsi, certains bafouent leurs principes pour le « fléau des humains »134, quitte à creuser toujours un peu plus la fracture existant entre ceux ayant de l’argent et ceux n’en ayant pas.
Sur le plan des nécessités collectives, la motivation n’est pas la même. L’argent n’est pas recherché pour servir à l’avenir, mais pour couvrir les dépenses du présent. Car rien ne se fait sans argent. Beaucoup d’argent. De plus en plus d’argent135.
En ces temps de crises136, il est extrêmement difficile de remplir en même temps et de manière satisfaisante les bourses des entités de droit privé et de droit public.
Alors, de moyen permettant d’assouvir ses besoins, pour beaucoup l’argent se transforme en but. Il devient le besoin lui-même pour l’individu et la nécessité pour les collectivités.
3080 – La place de l’immobilier dans le capital national. – D’après les travaux de Thomas Piketty137, de 1700 à 1970 dans des pays comme la France, la valeur des actifs immobiliers a toujours correspondu à une année de revenu national environ. Aujourd’hui les actifs immobiliers représentent plus de la moitié du capital global et autour de trois années de revenu national, les aires urbaines concentrant la plupart des actifs immobiliers de valeur. Cette augmentation impressionnante sur une période si courte démontre bien l’importance de l’argent dans la ville d’aujourd’hui et ses conséquences sur la vie de la population138. Cette prééminence n’est pas appelée à diminuer dans le futur. Pourtant, si l’argent est créateur de multiples bienfaits quand il sert de moyen (§ I), il engendre toutes les dérives de la dépendance lorsqu’il se transforme en but (§ II).
3081 – L’argent nécessaire dans le privé comme dans le public. – L’argent est nécessaire pour faire évoluer la ville.
Cette affirmation se vérifie aussi bien pour les investissements privés que pour les dépenses publiques. Ensemble, ils contribuent à façonner le nouveau visage de chaque cité. Les exemples sont nombreux.
Ainsi, les tours de grande hauteur, nouveaux bâtiments plus fonctionnels139, plus économes en énergie, plus denses, apportent à la ville des services nouveaux, en plus d’une image de modernité. Mais elles coûtent cher. Les promoteurs ne les construisent pas « en blanc » et, sans argent140, elles restent souvent à l’état de projet.
La sentence est similaire pour les infrastructures publiques. Les grands chantiers sont à même de changer l’âme d’une cité141.
Mais ils sont onéreux et toute relance des travaux publics doit être réfléchie à l’aune des marges de manœuvre laissées par les déficits des finances publiques142.
Chaque commune essaie dès lors de s’inscrire dans le cercle vertueux de la réussite économique, qui attirera des investisseurs à même de développer des projets immobiliers, eux-mêmes créateurs d’emplois et de taxes permettant des investissements publics. Pour toutes les villes à ce jour exclues de ce cercle vertueux, la difficulté provient de ce qu’il faut en forcer l’accès en convainquant les investisseurs du potentiel local à « faire de l’argent »143.
3082 – La dépendance des citoyens aux avantages fiscaux. – Les méfaits de la dépendance à l’argent dans la ville sont multiples. Bien des domaines sont concernés144, mais la politique des avantages fiscaux en matière immobilière est le meilleur exemple de ces dérives.
Dans le sillage de l’augmentation de la part des actifs immobiliers dans le capital global, la proportion des revenus du capital immobilier dans les revenus généraux de la nation progresse sensiblement145. Dès lors, l’immobilier devient une valeur refuge, comme l’or ou les actions de sociétés l’ont été en leur temps. Pour beaucoup d’investisseurs, le choix de la pierre n’est plus celui du cœur, mais de la meilleure rentabilité du moment. Ils ne sont pas prêts à supporter les risques de pertes d’argent liées aux potentiels impayés ou à la vacance locative sans contrepartie. Il en résulte une situation laissant l’immobilier neuf d’habitation en dépendance permanente d’une perfusion d’avantages fiscaux146et ayant pour conséquence des programmes parfois entièrement voués à l’investissement locatif147. Il en résulte également un déséquilibre se matérialisant par une défiance politique148.
Mais les pouvoirs publics étant souvent schizophrènes, ils perpétuent les avantages fiscaux liés à l’acquisition de biens immobiliers neufs. Et pour cause, leur suppression risquerait d’engendrer une nouvelle crise dans le secteur du bâtiment.
3083 – La dépendance des collectivités aux rentrées fiscales liées à l’immobilier. – Car cette dépendance à l’argent frappant le secteur locatif se retrouve également chez les collectivités publiques. En effet, elles financent nombre de leurs dépenses avec les rentrées fiscales attachées à l’immobilier.
Pire, les finances publiques sont souvent tellement exsangues qu’indépendamment de tout investissement nouveau, les taxes foncières augmentent parfois de manière inconsidérée. Ce comportement s’inscrit dans le cercle vicieux nuisant à l’attractivité des villes concernées.
Certains en viennent même à devoir quitter leur commune, n’arrivant plus à supporter les augmentations des impôts locaux. Car la question de l’argent est encore plus sensible dans le domaine de la résidence principale que dans d’autres.
3084 – Message d’espoir. – Il faut se convaincre de la pertinence des mots de Bergson : « L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons en faire ». Et aussi vrai que « le progrès n’est que l’accomplissement des utopies »149, il est indispensable de chercher quels sont les moyens d’action sur la ville, ou plutôt sur les villes, car l’analyse n’est pertinente que si elle distingue les villes compactes, aux centres urbains les plus denses et où la voiture n’est pas indispensable (Partie I), et les villes étendues, où les automobiles vont encore régner en maîtres pendant quelque temps (Partie II).
Dans un monde bougeant à une vitesse jamais égalée dans l’histoire de l’humanité, il faut assurément des changements législatifs pour accompagner l’évolution des villes d’aujourd’hui vers demain. Aussi, pour chacune des réglementations existantes touchant aux cités en mutation, il est nécessaire de faire le point sur l’existant avec un œil critique et des propositions de réforme le cas échéant, le tout mâtiné d’une bonne dose d’humilité…
25) En dépit de sa dénomination, la Métropole de Lyon n’est pas un EPCI mais une « collectivité à statut particulier ». Il s’agit d’un statut hybride entre une intercommunalité à fiscalité propre et un département, régi par les dispositions spécifiques des articles L. 3611-1 et suivants du Code général des collectivités territoriales, eux-mêmes intégrés dans la partie de ce code traitant du département.
Les métropoles d’Aix-Marseille-Provence et du Grand Paris se voient appliquer des dispositions propres (respectivement sous les articles L. 5218-1 et suivants et L. 5219-1 et suivants du Code général des collectivités territoriales). Contrairement aux autres, ces métropoles voient leur périmètre découpé en « territoires ».