CGV – CGU

Partie I – Les grands principes du droit international privé
Titre 1 – Le cadre du droit international privé
Sous-titre 2 – La qualification et le rattachement
Chapitre I – La qualification

1019 La qualification n’est pas spécifique au droit international privé, elle est fondamentale et récurrente dans toutes les branches du droit. Elle est définie comme l’« opération intellectuelle d’analyse juridique, outil essentiel de la pensée juridique, consistant à prendre en considération l’élément qu’il s’agit de qualifier (fait, acte, règle, etc.) et à le faire entrer dans une catégorie de rattachement préexistante (d’où il résulte, par rattachement, le régime juridique qui lui est applicable) en reconnaissant en lui les caractéristiques essentielles de la catégorie de rattachement »18. Le terme désigne à la fois un raisonnement et le résultat auquel il mène. En droit international privé, l’opération de qualification consiste, face à une situation internationale qui implique plusieurs ordres juridiques, à identifier un rapport de droit pour permettre son classement dans l’une des catégories prédéfinies du droit international privé. L’opération va prendre une dimension particulière liée à la singularité de la relation internationale qui met en jeu des intérêts propres (intérêts politiques des États, intérêts liés aux relations commerciales…), au fait que la règle de conflit de lois présente un aspect original de par sa structure binaire qui combine une catégorie et une règle de rattachement, mais encore parce que le droit du for va être confronté à des institutions étrangères variées, parfois inconnues, et pouvant s’apparenter à plusieurs de ses catégories de rattachement. Il arrivera aussi fréquemment que les lois en présence retiennent des qualifications différentes pour une même situation. Il conviendra de rechercher la loi permettant de guider l’opération de qualification. Cette recherche, parfois abordée sous l’angle du « conflit de qualifications », sera évoquée avec l’examen des typologies des qualifications (Section I). Il conviendra ensuite d’évoquer les modalités de cette qualification (Section II).

Section I – Les typologies des qualifications

1020 Face à une situation présentant des liens avec plusieurs systèmes juridiques, retenant des qualifications différentes, un conflit de qualifications pourra naître. Ou bien une institution présente dans plusieurs ordres juridiques n’est pas rattachée à une même catégorie, il s’agira alors d’un « conflit de catégories ». Un État va par exemple considérer qu’une institution doit être régie par la loi applicable aux effets du mariage alors qu’un autre va estimer qu’elle doit l’être par la loi applicable aux régimes matrimoniaux. La question qui se pose alors n’est pas celle de la loi applicable au fond. La difficulté va concerner le choix de la loi devant fournir la qualification du rapport de droit afin de mettre en œuvre la bonne règle de conflit. La qualification se fera-t-elle selon la loi de l’ordre juridique appelé à connaître de la question (lex fori) ou bien selon la loi étrangère (lex causae) ? Le principe de la qualification lege fori s’est imposé en dépit de ses lacunes ou de ses failles, à défaut de mode alternatif de qualification convaincant (Sous-section I), mais il tend à s’édulcorer face à l’émergence d’une qualification autonome sous l’impulsion principale de la Cour de justice de l’Union européenne (Sous-section II).

Sous-section I – La qualification lege fori en déclin

1021 La qualification lege fori de la règle de conflit est celle qui est retenue tant par la doctrine que par la jurisprudence (§ I). Elle n’est toutefois pas sans limite et ce principe de qualification a dû évoluer (§ II).

§ I – Le principe de la qualification lege fori

1022 Le principe de la qualification lege fori a été défendu à la fin du XIXe siècle, en Allemagne, par Kahn et, en France par Bartin, qui l’a conceptualisé en raisonnant à partir de la jurisprudence Bartholo19. Les faits étaient les suivants : M. et Mme Bartholo sont tous deux Maltais et se sont mariés à Malte. M. Bartholo s’installe par la suite en Algérie, alors française, et y achète des immeubles. À son décès, sa veuve réclame, contre l’héritière du défunt, sa part dans les immeubles situés sur le territoire français. Pour cela, elle demande à bénéficier des droits réservés par le Code Rohan, en vigueur à Malte, en invoquant l’institution maltaise de la « quarte du conjoint pauvre ». Se pose alors en réalité la question de la nature des droits invoqués par le conjoint survivant. Bartin en fait un conflit de qualifications et pose alors la question de la qualification de cette institution inconnue du droit français. Celle-ci se rattache-t-elle à la catégorie des régimes matrimoniaux ? Auquel cas, la loi applicable serait, à défaut de contrat de mariage entre les époux, celle du premier domicile matrimonial, et la veuve pourrait y prétendre puisque ce premier domicile avait été établi à Malte. Ou bien s’agit-il plutôt d’une institution qui relève de la catégorie des successions ? Auquel cas, la loi applicable serait celle du lieu de situation des immeubles, et alors Mme Bartholo serait privée de tout droit dans la succession puisque la loi française ne lui en accordait aucun. Le Code civil de l’époque ne reconnaissant pas la qualité d’héritier au conjoint survivant, la cour d’appel d’Alger confirme la décision du tribunal de Blida et analyse la quarte du conjoint pauvre comme un droit se rattachant au régime matrimonial.

1023 En réalité, il ne s’agissait pas ici d’un problème de conflit de qualifications, mais plutôt d’un conflit de catégories. Néanmoins, partant des faits de cette affaire, Bartin suppose une opposition entre la qualification d’une institution retenue par le droit français et celle retenue par le droit maltais pour poser la question de la loi dans laquelle il doit être recherché la qualification.

Les tenants de la qualification lege causae considèrent que la qualification est une question d’interprétation de la règle matérielle dont l’application est en cause. Seul l’État étranger qui l’a édictée peut en donner la signification et donc qualifier les institutions qu’il a mises en place.

1024 Bartin a pris un exemple pour expliquer les conflits de qualification : un Hollandais établit son testament olographe en France. Or, le droit hollandais interdit (à l’époque) à ses nationaux de rédiger un testament olographe même à l’étranger alors que le droit français le valide. Quelle loi appliquer à la validité de ce testament ? Loi nationale donc loi hollandaise, ou loi de lieu de rédaction donc loi française ? La question posée est celle de la qualification du caractère olographe du testament : question de pure forme et donc application de la loi française, ou question de validité du consentement et donc loi nationale ? Le droit français répond que c’est une question de forme et le droit hollandais répond que c’est la loi nationale, les deux pays se reconnaissant ainsi compétents (conflit positif de qualification).

Bartin prend parti pour la qualification lege fori. Plusieurs raisons sont invoquées à l’appui de cette position. D’un point de vue logique, la qualification ne peut être dictée par une loi qui n’a pas encore été désignée à ce stade de la mise en œuvre de la règle de conflit. Par conséquent, la qualification ne peut être opérée, à défaut d’une autre loi dont l’applicabilité est reconnue, que par la loi du juge saisi. Mais Bartin fait surtout reposer son raisonnement sur la souveraineté des États. La qualification est une question d’interprétation de la catégorie de rattachement qui constitue un élément de la règle de conflit. Il appartient donc à celui qui a posé cette règle d’en donner le sens et de l’interpréter. Puisque c’est la règle de conflit du for qui s’applique, elle doit avoir le sens que la loi du for a entendu lui donner. Admettre la qualification selon la lex causae serait admettre une intrusion de la souveraineté étrangère.

1025 Avant Bartin, F. Kahn en Allemagne posait le même problème et voyait comme seule solution pour sortir de cette impasse le choix par le juge du droit des conflits de son ordre interne et, en l’absence de réponse expresse, de découvrir la solution à partir des conceptions de son droit interne.

En réalité l’opération de qualification met aux prises la règle de conflit du for avec la règle matérielle étrangère essentiellement lorsqu’est en cause une institution étrangère inconnue, comme la quarte du conjoint pauvre dans l’exemple ci-dessus. Il faut alors décomposer le raisonnement en deux temps. S’il existe une question posée qui implique une institution étrangère inconnue du for, c’est à ce droit étranger dont est issue l’institution en question qu’il incombera de préciser l’objet à qualifier. Ce n’est que dans un second temps, quand les caractéristiques de l’institution étrangère auront été précisées, qu’il faudra sélectionner l’une des catégories de rattachement du système de conflit du for. Ce qui supposera alors d’interpréter ces catégories selon sa loi.

1026 La qualification lege fori défendue en France par Bartin et en Allemagne par Kahn l’a emporté, en doctrine et en jurisprudence. La Cour de cassation l’a consacrée à différentes reprises et pour la première fois dans l’arrêt Caraslanis20. L’affaire portée devant les juges était la suivante : Mme Dumoulin, de nationalité française, épouse de M. Caraslanis, de nationalité grecque, assigne en divorce son époux. Ce dernier soulève alors la nullité de leur mariage, célébré civilement en France, en invoquant la loi grecque, qui exigeait une cérémonie religieuse comme condition de fond de la validité du mariage. Il s’agissait ici, avant d’envisager le divorce, de rechercher si le mariage avait une existence juridique. Pour cela, il fallait déterminer si l’exigence d’une célébration religieuse d’un mariage relevait de la catégorie des conditions de forme, ou bien de la catégorie des conditions de fond du mariage, à chacune d’elles correspondant un point de rattachement différent. Les conditions de forme sont rattachées à la loi du lieu de célébration, alors que les conditions de fond sont rattachées à la loi nationale. Les juges français se sont prononcés pour une qualification lege fori. Ils ont estimé que le caractère religieux du mariage entrait dans la catégorie des conditions de forme du mariage, et qu’il devait être analysé au regard de la règle de conflit française selon laquelle la forme du mariage renvoie au lieu de célébration, donc en l’espèce à la loi française.

Si le principe de la qualification lege fori s’est imposé comme modèle de qualification, il faut toutefois nuancer son application stricto sensu, à plusieurs titres.

§ II – Les tempéraments de la qualification lege fori

1027 L’affirmation de ce principe de qualification lege fori ne tarit pas les difficultés. La qualification a montré des lacunes auxquelles il a fallu remédier en adaptant les catégories du droit international qui ne pouvaient constituer l’exacte réplique des catégories portant le même nom en droit interne (A). En outre, le pragmatisme lié au traitement des relations internationales impose d’admettre qu’il ne peut pas être totalement fait abstraction de la lex causae. L’application de la lege fori doit parfois être temporisée (B).

A/ La singularité des catégories du droit international privé

1028 Les catégories de rattachement couvrent des questions de droit qui touchent à des notions juridiques similaires ou bien suffisamment proches pour que l’on estime possible de rattacher leur traitement à un même ordre juridique. Le découpage des catégories a été réalisé autour d’institutions ou de problématiques juridiques jugées centrales comme le mariage, le divorce, les successions, les contrats, la capacité… tel que ces institutions ou problématiques étaient perçues par le droit du for. Les principes classiques liés à la mise en œuvre des règles de conflit de lois et en particulier le principe de la qualification lege fori ont été dégagés à une époque où le droit international privé était essentiellement de source nationale. Partant de l’idée que l’ordre interne était antérieur à l’ordre international, la doctrine affirmait la primauté du premier sur le second. Les solutions substantielles adoptées par le droit interne ont contribué à façonner les catégories de rattachement d’une certaine façon.

1029 Aujourd’hui émergent des ordres juridiques supra-étatiques, en particulier l’ordre juridique européen, qui portent des intérêts venant transcender ceux des États membres. Les sources de droit international privé se sont diversifiées. À côté des sources internes, il existe des sources internationales et aussi européennes, puisque l’Union européenne peut désormais édicter des règles en matière de droit international privé. Cette diversité des sources implique parfois des appréciations divergentes par chaque État des termes employés dans des conventions internationales. La finalité de l’opération de qualification est d’assurer une prévisibilité, et donc une sécurité juridique. Or cette sécurité peut apparaître illusoire, si la qualification est susceptible de varier en fonction de l’interprétation interne mise en œuvre. Pour autant, les États veillent, par la force des choses, à prendre en compte les besoins de la vie internationale, pour ne pas en entraver le développement. Cela implique la recherche permanente d’une coordination des systèmes juridiques afin que les règles de conflit d’un ordre juridique puissent répondre à l’ensemble des questions de droit qui peuvent surgir dans les relations avec un autre ordre juridique avec lequel il coexiste.

1030 Or, il est apparu que les classifications telles qu’elles sont conçues en droit interne ne seront pas nécessairement adaptées aux objectifs du droit international privé. Parfois les questions posées s’éloignent du thème central de la catégorie concernée jusqu’à en effleurer d’autres par certains aspects.

Face à cette évolution, le principe de qualification lege fori a montré des faiblesses et est apparu moins adapté. L’approche de la qualification lege fori a évolué et s’est assouplie sous l’influence de la doctrine moderne21, pour admettre que le périmètre des catégories de rattachement pouvait être ajusté et ne plus correspondre exactement à celui du droit interne, notamment afin d’y faire entrer des institutions étrangères ou bien des règles étrangères inconnues du for. Pour y parvenir, Batiffol a notamment proposé de recourir à une qualification par le but ou la fonction de ces institutions. Les catégories de rattachement utilisées en droit international privé ont fini par devenir singulières et ne plus être la stricte réplique des catégories du même nom utilisées dans l’ordre interne. Les affaires Caraslanis et Bartholo peuvent servir d’illustrations.

1031 Dans l’affaire Caraslanis, la question posée était de savoir si la célébration religieuse du mariage était une question de fond, ou une question de forme en droit français ; or cette condition n’existe pas du tout en droit français. L’opération de qualification va consister à d’abord poser la question de droit en des termes généraux et abstraits, en évitant toute référence aux solutions proposées par le droit interne matériel qui n’est pas encore désigné comme étant compétent. La qualification implique de rechercher si les raisons qui justifient que les questions de forme soient rattachées à la loi du lieu de célébration, justifient également que le caractère religieux ou laïc du mariage soit classé dans la catégorie des conditions de forme.

1032 Dans l’arrêt Bartholo, la quarte du conjoint pauvre était une institution inconnue du droit français qui pouvait concerner la catégorie « Régime matrimonial » ou bien celle des successions. Mais, pour autant, aucune de ces deux catégories telles qu’elles pouvaient être appréhendées en droit interne n’intégrait une telle institution.

Les catégories de rattachement du for vont se trouver ainsi « élargies »22pour y faire entrer des institutions étrangères inconnues, élargissement qui se justifie par la nécessaire recherche d’une « harmonie internationale des solutions »23afin que les sujets de la vie internationale puissent légitimement bénéficier d’une continuité de traitement de leur situation. Cela constitue un premier ajustement du principe de la qualification lege fori telle qu’il était originairement conçu. L’harmonie recherchée justifie aussi qu’il ne puisse être totalement fait abstraction des lois étrangères.

B/ La prise en compte de la lex causae

1033 À l’occasion d’un contentieux impliquant une institution inconnue du droit du for, la qualification suppose que les contours de cette institution, que son essence même, soient précisés par l’analyse de la loi étrangère. Le classement dans une catégorie du for ne se fera que dans un second temps, parfois au prix d’une « déformation » ou d’un ajustement d’une de ces catégories dont aucune ne semble a priori destinée à accueillir l’institution étrangère. Ainsi, dans l’affaire Bartholo, les juges ont dû procéder à l’analyse du code maltais pour identifier la « quarte du conjoint pauvre » et, en quelque sorte, se l’approprier en décidant qu’elle entrait dans la catégorie du régime matrimonial plutôt que dans celle des successions.

1034 D’autres exemples permettent d’illustrer la question des institutions étrangères inconnues du for : d’abord le trust, institution du droit anglo-saxon, aux fonctions multiples, qui permet d’organiser son patrimoine ou sa succession. La jurisprudence française a, dans un premier temps, cherché à le faire entrer dans l’une ou l’autre de ses catégories de rattachement. Elle l’a tour à tour assimilé au mandat24, à la substitution fidéicommissaire25, à un démembrement de propriété, avant de chercher à le définir comme une institution originale sans référence à une institution du droit français26.

1035 Ensuite la kafala, institution de droit musulman, qui constitue un mode de recueil légal d’un enfant sans création de lien de filiation. Elle se distingue par conséquent d’une adoption, laquelle est d’ailleurs prohibée dans la plupart des pays musulmans, et notamment dans ceux qui connaissent la kafala. Elle est plutôt assimilée en droit français à une délégation d’autorité parentale ou à une tutelle, mais au prix là encore d’une déformation des institutions françaises telles qu’on les connaît en droit interne.

1036 La prise en compte de la lex causae pourra aussi intervenir à l’occasion de ce que Bartin a appelé la « qualification en sous-ordre ». Parfois, après avoir désigné la loi applicable par la mise en œuvre de la règle de conflit, il faut réaliser une seconde étape de qualification, laquelle ne va pas commander la loi applicable puisque celle-ci a déjà été trouvée ; cette seconde qualification, en sous-ordre, va permettre de décider de l’applicabilité d’un corps de règles au sein de la loi désignée. Chaque fois qu’il y aura lieu de définir et de classer des institutions au sein de la catégorie délimitée par la loi applicable au rapport de droit, c’est cette loi qui sera compétente pour le faire. Cette qualification en sous-ordre sera d’autant plus fréquente que la catégorie de rattachement sera définie largement. En revanche, la qualification en sous-ordre n’aura pas lieu si une règle de conflit distincte est consacrée à l’institution dont il est question.

1037 La qualification lege fori continue aujourd’hui d’être pertinente dans la plupart des cas, sous l’impulsion de la doctrine moderne, qui a abandonné le fondement souverainiste proposé par Bartin, qui la sous-tendait. Pour autant, elle présente toujours certaines déficiences et apparaît parfois difficilement lisible, de sorte qu’elle ne semble pas toujours de nature à assurer la prévisibilité et la sécurité attendues dans les relations internationales. Les propositions doctrinales, notamment la qualification par la fonction des institutions, ne permettent pas toujours par exemple de résoudre les problèmes de conflits de catégories, en présence d’institutions qui se situent à la frontière de plusieurs d’entre elles. Quant à la jurisprudence, elle tend parfois à appliquer une conception stricte des catégories de rattachement, telles qu’elles sont perçues en droit interne. Face aux imperfections de la qualification lege fori, des modèles alternatifs de qualification sont proposés, en particulier la qualification autonome ou européenne.

Sous-section II – La qualification autonome

1038 Rabel avait envisagé en son temps27 la possibilité de dégager, en faisant une étude de droit comparé, des catégories universelles autonomes qui transcenderaient les concepts nationaux. Il partait de l’idée que l’objet international de la règle de conflit impliquait que son interprétation ne devait pas se faire uniquement selon la lex fori, mais aussi en considération des autres législations nationales. Rabel soulignait déjà les limites de la qualification lege fori. Sa proposition est apparue utopique, car elle supposait un consensus durable entre les États. Pour autant, elle connaît aujourd’hui un certain regain sous l’influence de traités internationaux et de règlements européens, dont l’efficacité suppose une interprétation homogène sous peine d’être compromise.

1039 Parfois les conventions posent des règles d’interprétation ou bien définissent les concepts qu’elles utilisent. Cela reste rare, car il est souvent difficile d’obtenir un consensus sur des définitions communes. Les conventions renvoient alors au droit national des États signataires, avec le risque de divergences d’interprétation que cela comporte. Confrontée à cette difficulté, la jurisprudence de l’Union européenne a été à l’origine de la création d’une nouvelle forme de qualification : la qualification autonome. Avant d’étudier les difficultés d’application des notions autonomes (§ II), sera abordé la création de la méthode d’interprétation par la Cour de Luxembourg (§ I).

§ I – La méthode d’interprétation de la Cour de Luxembourg

1040 Certains textes européens utilisent des termes ou expressions connus en droit interne. Afin de neutraliser le risque d’une divergence d’interprétation de ces textes par les juridictions des États membres, il était nécessaire de leur donner une définition autonome au niveau européen. Les règlements européens, de même que les conventions de Bruxelles et de Rome ont confié la mission d’interpréter les textes européens à la Cour de justice de l’Union européenne. Cette interprétation autonome a été également utilisée par de nombreuses juridictions internationales ou européennes, et notamment par la Cour européenne des droits de l’homme.

La Cour internationale de justice avait eu elle-même recours à l’interprétation autonome en 1958 dans une affaire Boll28. Cette affaire concernait Marie-Élizabeth Boll, mineure, née et résidente en Suède, de nationalité néerlandaise. Au décès de sa mère, les autorités néerlandaises confient la tutelle de l’enfant, conformément à la loi néerlandaise, dans un premier temps au père puis en 1954 à une autre personne. La même année, les autorités suédoises appliquant leur propre loi, autorisent des mesures administratives au titre de l’éducation protectrice de l’enfant et la placent sous leur garde et protection. Le gouvernement néerlandais saisit alors la Cour internationale de justice pour violation par la Suède de la Convention de La Haye du 12 juin 1902 sur la tutelle des mineurs, signée par les deux pays, qui donne la compétence de principe à la loi nationale du mineur. La Cour internationale de justice rejette la demande des Pays-Bas et recherche une signification commune, et donc uniforme et autonome, aux ordres juridiques néerlandais et suédois des termes « tutelle » et « protection de la jeunesse ».

La Cour européenne des droits de l’homme utilise, quant à elle, de manière habituelle l’interprétation autonome se référant à des notions telles que « tribunal impartial », « délai raisonnable » ou encore « loi »29.

Toujours est-il, que compte tenu de l’implication du droit de l’Union dans celui des États membres, l’interprétation autonome y a une place toute particulière.

1041 La Cour a eu recours pour la première fois à la méthode de la qualification autonome dans un arrêt Unger30au sujet de la notion de travailleur salarié ou assimilé.

Puis son utilisation s’est généralisée, surtout dans le domaine de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, modifiée par le règlement Bruxelles I concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale adopté le 22 décembre 2000. Ainsi, dans un arrêt Eurocontrol31où était en question l’application de ladite convention de Bruxelles, la Cour affirme : « Pour l’interprétation de la notion de “matière civile et commerciale” (…) il convient de se référer non au droit de l’un quelconque des États concernés, mais, d’une part, aux objectifs et au système de la Convention et, d’autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l’ensemble des systèmes nationaux ».

La Cour a, depuis, dégagé un nombre important de définitions communautaires, sans toutes les énoncer, comme celles de « régime matrimonial »32, de « matière contractuelle »33ainsi que de « matière délictuelle ou quasi délictuelle »34.

1042 La multiplication des règlements européens est une source d’augmentation de « notions communautaires ».

Parfois ces textes européens définiront eux-mêmes les institutions qui en sont l’objet. Ainsi, récemment, dix-huit États membres de l’Union européenne ont choisi, dans le cadre d’une procédure de coopération renforcée, de se doter d’un instrument commun afin de redéfinir la loi applicable aux régimes matrimoniaux et aux partenariats enregistrés. Le règlement sur la loi applicable au régime matrimonial définit pour la première fois la notion de régime matrimonial comme l’ensemble des règles relatives aux rapports patrimoniaux entre époux et dans leurs relations avec des tiers, qui résultent du mariage ou de sa dissolution.

Parfois en l’absence de définition ou de certitude, les juges des États membres saisiront par voie préjudicielle la Cour de justice de l’Union européenne afin de l’interroger sur l’interprétation qu’il y a lieu de faire. Cette interprétation s’imposera pour l’avenir à toutes les autres juridictions des États membres.

L’objectif est d’avoir non seulement des textes communs à l’Union, mais également une interprétation commune de ceux-ci. Cette harmonisation permettra ainsi d’éviter un forum shopping qui naîtrait de la diversité des réponses que pourraient avoir les États membres.

Pour cela, la Cour de justice de l’Union européenne crée des notions « autonomes » par rapport aux législations des Etats membres, en veillant à interpréter les textes communautaires par référence aux objectifs poursuivis par ces textes plutôt que par un renvoi au droit interne35.

§ II – Les difficultés d’application des notions autonomes

1043 Cette démarche de la Cour de justice a fait l’objet de critiques. On lui a reproché de procéder plus à une analyse empirique (fondée sur l’observation des droits matériels des États membres, du droit matériel européen, ou bien des finalités du texte interprété) qu’à une véritable qualification autonome, négligeant ainsi les objectifs du droit international privé, dont celui de la recherche de l’ordre juridique présentant le lien le plus étroit avec le rapport de droit litigieux.

1044 Par ailleurs, cette démarche n’éludera pas le problème des conflits de qualifications, y compris au sein de l’Union européenne. Un juge, lorsqu’il aura à désigner la loi applicable face à un rapport de droit, pourra ainsi être amené à ne pas le faire de façon semblable suivant que le rapport de droit concernera une situation transfrontalière intracommunautaire ou bien une situation internationale extracommunautaire. Elle n’éteindra pas non plus toutes difficultés d’interprétation. Parfois les termes utilisés par un règlement, une convention ou un arrêt pourront eux-mêmes être sujets à interprétation. Toutes les conventions internationales font référence à des concepts qui peuvent être reçus de façon différente dans chaque État partie à cette convention. À défaut de définition conventionnelle précise naissent des difficultés de qualification. Chaque juge national lui donnera le sens retenu par son propre ordre juridique, ce qui constituera un obstacle à l’objectif d’harmonisation des droits.

1045 Ensuite le droit européen ne constitue pas un système juridique complet. La référence au droit communautaire ne pourra donc pas être systématique, ni intégrale, et parfois le juge ne pourra avoir recours qu’à un droit matériel interne non encore uniformisé au niveau européen. La question se posera de façon d’autant plus aiguë que la décision rendue par un juge national pourra être amenée à circuler sur le territoire d’autres États membres de l’Union. Les autres États se considéreront-ils liés par la qualification adoptée ?

1046 La règle de conflit de loi européenne ressemble à la règle de conflit de loi interne. Toutes deux ont une structure bilatérale. La règle de conflit de lois européenne est donc susceptible de désigner aussi bien la loi d’un État membre de l’Union européenne que celle d’un État tiers. Par conséquent, les problématiques suscitées au niveau national ne manqueront pas de réapparaître au niveau européen. Une même notion pourra être appréhendée différemment par le droit européen et celui d’un État tiers. La qualification autonome ne présenterait pas réellement d’originalité. Elle ne constituerait que la transposition pure et simple de la qualification lege fori dans l’ordre juridique européen. Le raisonnement serait le même, seule la source de la règle à interpréter changerait, pour passer d’un niveau national à un niveau européen et la démarche des juges européens s’apparenterait à une forme de qualification lege fori. Le droit européen fait partie intégrante du système juridique des États membres, et les juges nationaux sont devenus des juges européens chargés de l’application uniforme des textes européens sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne.

1047 Pourtant, là où l’étude de la qualification s’était focalisée, en droit international privé de source interne, sur la loi qui devait la guider, le droit européen ne peut que montrer une voie originale, si l’on garde à l’esprit que le droit matériel européen est encore loin d’être abouti et reste à l’état embryonnaire. Il n’existe pas à proprement parler de loi européenne sur laquelle le juge pourrait systématiquement s’appuyer afin de guider son travail d’interprétation. Par ailleurs, certains règlements européens laissent la qualification à la loi nationale des États membres. Pour autant la méthode de qualification lege fori peine à s’émanciper des concepts du for pour proposer des solutions adaptées aux relations internationales, alors que les juges européens ont une vision différente et prennent mieux en compte le contexte international ; la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée en faveur d’une interprétation autonome du droit européen. Lorsque le droit international privé prend le relais parce qu’on sort du champ d’application d’un règlement européen, on revient à la qualification lege fori.

Section II – Les modalités de qualification

1048 Elles consistent en deux étapes : l’analyse de la question ou du rapport de droit(Sous-section I) et la classification (Sous-section II).

Sous-section I – L’analyse du rapport de droit

1049 Cette analyse porte sur la prétention du plaideur et sur les faits dans un contexte international, donc une appréciation concrète de la situation, pour ensuite chercher la règle de droit international auxquels les faits vont être soumis. Dans le second exemple ci-dessus (V. supra, n° a1024), les faits à recenser sont la nationalité du testateur (hollandais), le lieu de rédaction du testament (en France), la forme du testament (olographe). La prétention étant la nullité du testament.

La disposition du code hollandais concerne-t-elle la forme ou la capacité d’agir ? C’est cette question préalable du droit qui nous permettra de connaître la règle de droit international privé applicable. La capacité de tester d’un Hollandais change-t-elle quand il va à l’étranger ?

Ce travail consiste aussi en la connaissance des deux législations qui s’opposent, puisque la forme olographe de cette disposition est tantôt qualifiée de règle de fond, tantôt de règle de forme.

Il convient d’analyser objectivement le rapport de droit, de rechercher le siège du rapport de droit d’après sa nature et d’après la localisation de son élément essentiel. Cette analyse est appelée la « méthode savignienne »36.

1050 Parfois la qualification des faits eux-mêmes pose une complexité. Dans l’affaire Stroganoff-Scherbatoff, s’agissant de la dévolution successorale d’œuvres d’art dépendant d’un « majorat perpétuel », le demandeur prétendait avoir la qualité d’héritier compte tenu du lien de filiation et de la succession de biens litigieux. Cela nécessitait, en premier lieu, de qualifier la succession (mobilière ou immobilière) pour, en second lieu, appliquer soit la loi du dernier domicile, soit la loi du lieu de situation. Pour cela, il fallait se référer à la loi étrangère pour comprendre la nature et le régime juridique d’un majorat perpétuel37.

1051 L’exemple de Bartin de l’institution maltaise de la quarte du conjoint pauvre est aussi une parfaite illustration du recours nécessaire au droit étranger pour le comprendre et appliquer la qualification la plus juste dans notre droit. Il peut aussi être fait référence dans le même contexte au trust ou à la kafala.

Sous-section II – La classification

1052 À quelle catégorie du for se rattache le rapport de droit ou la question litigieuse ? Pour répondre à cette question, il convient de partir des catégories du droit interne. La classification se fait par branche, domaine, matière (« classification hiérarchique »). Les catégories juridiques sont créées par la loi, la doctrine, mais aussi la jurisprudence. Le droit évolue et ainsi on peut voir apparaître de nouvelles catégories, comme par exemple le droit de l’environnement. La classification hiérarchique, dans notre droit civiliste, est de nature typologique, c’est-à-dire que le classement se fait par les caractéristiques des objets (ressemblance, différence) en opposition avec une classification de nature généalogique, qui classifie les mêmes objets selon leur origine (pays de common law).

Certaines catégories vont avoir un rôle important dans la qualification : ce sont les catégories de base38. Si la vente était analysée en catégorie de base, elle dépendrait d’une catégorie plus générale les contrats.

On va regarder les caractéristiques de la question en droit interne pour la qualifier et la classifier dans une catégorie, puis on vérifiera si au niveau international on pourrait la classifier ainsi.

Prenons l’exemple du mariage polygamique. Le juge français peut-il le considérer comme un mariage alors que le droit français ne le connaît pas ? Le mariage polygamique remplit-il les conditions de fond et de forme de l’institution du mariage ?

Une analyse fonctionnelle de ces institutions (française et étrangère) permet de classer le mariage polygamique dans la catégorie « Mariage ». En effet, ces deux institutions ont bien un but similaire. C’est la conception de Battifol. Cette méthode permettra d’éliminer le risque de lacunes.

Pierre Mayer procède quant à lui à une analyse ratio legis de la règle de conflit, c’est-à-dire à une analyse fondée sur la raison d’être de cette règle. Par exemple, le rattachement du mariage à la loi nationale commune a pour raison la stabilité de ce critère.

Comment qualifier quant il n’y a aucune institution, comme par exemple l’inexistence de l’adoption dans les pays de droit musulman ou celui du partenariat, connu par une minorité de pays ? Dans quelle catégorie rattacher le pacs modèle français ?

Les problèmes que l’on connaissait lege fori existent aujourd’hui sur les qualifications autonomes. Les divorces par consentement mutuel, ou encore les divorces prononcés par un tribunal religieux39posent aujourd’hui la question de la circulation des décisions rendues par une autorité non juridictionnelle.


18) G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 12e éd. 2018.
19) CA Alger, 24 déc. 1889, Bartholo : JDI 1891, p. 1171 et s. ; GAJFDIP, n° 9.
20) Cass. 1re civ., 22 juin 1955, Caraslanis : Rev. crit. DIP 1955, 723, note Battifol.
21) Pour une étude approfondie sur cette question, V. M. Minois, Recherche sur la qualification en droit international privé des obligations, thèse Droit, Université Sorbonne Paris Cité, 2016.
22) Expression utilisée par le professeur Maury, Règles de conflit de lois : RCADI 1936, III, t. 325, n° 154.
23) Batiffol et P. Lagarde, Traité de droit international privé, t. 1, LGDJ, 8e éd. 1993, n° 266, p. 447.
24) T. civ. Seine, 10 déc. 1880 : JDI 1881, p. 435.
25) T. civ. Nice, 3 mai 1905 : JDI 1911, p. 278.
26) CA Paris, 10 janv. 1970, Courtois de Ganay : Rev. crit. DIP 1971, p. 518, note G. Droz. – TGI Bayonne, 28 avr. 1975 : Rev. crit. DIP 1976, p. 331, note A. Necker.
27) E. Rabel, Le problème de la qualification : Rev. crit. DIP 1933, 1.
28) CIJ, 28 nov. 1958 : Rec. CIJ 1958, p. 55 ; Rev. crit. DIP 1958, p. 713.
29) F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 6e éd. 2003, p. 225-228.
30) CJCE, 19 mars 1964, aff. C-75/63, Unger c/ Bestuur der Bedrijfsverenigin.
31) CJCE, 14 oct. 1976, aff. 29/76, LTU c/ Eurocontrol : Rev. crit. DIP 1977, 776, note Droz.
32) CJCE, 27 mars 1979, aff. 143/78, De Cavel c/ De Cavel (De Cavel I) : Rec. CJCE 1979, I, p. 1055 ; Rev. crit. DIP 1980, p. 621, note Droz.
33) CJCE, 17 juin 1992, aff. C-26/91, Jakob Handte c/ TMCS : Rec. CJCE 1992, I, p. 3697, pt 15 ; Rev. crit. DIP 1992, p. 730, note Gaudemet-Tallon.
34) CJCE, 27 sept. 1988, aff. 189/87, Kalfelis c/ Bankhaus Schröder : Rec. CJCE 1988, I, p. 5565 ; D. 1989, somm. comm. p. 254, obs. B. Audit.
35) CJCE, 22 mars 1983, Martin Peters : Rev. crit. DIP 1983, p. 667, note H. Gaudemet-Tallon.
36) Savigny (1779-1861), professeur de droit romain, appartient au courant universaliste qui préconise de tenir compte de données universelles pour construire un droit international privé idéal. Cette pensée s’oppose à celle de Bertrand d’Argentré qui prônait une théorie territorialiste, laquelle préconisait donc une application des coutumes de son territoire (Bretagne) avec une volonté d’indépendance politique.
37) TGI Seine, 12 janv. 1966.
38) M. Cumyn, Les catégories, la classification et la qualification juridiques : réflexion sur la systématicité du droit : Les Cahiers de droit 2011, vol. 52, p. 374.
39) CJUE, 20 déc. 2017, aff. C-372/16, Sayhouni.
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