- Une « vieille lune » ! - Avant d'aborder les arguments qui militent à l'encontre de la réserve héréditaire, il nous semble important de rappeler que ces critiques sont anciennes. Les ancêtres de notre réserve actuelle que sont la légitime romaine ou la réserve coutumière en subissaient déjà, en leur temps, les attaques. Et, au travers de toutes les secousses sociales, économiques et intellectuelles que notre civilisation occidentale a connues, la réserve a été maintenue tout en subissant quelques aménagements pour l'adapter à son époque. Aujourd'hui la réserve héréditaire fait l'objet de vives critiques et est même remise en cause dans son existence. La société aurait-elle changé à ce point pour impliquer une telle réforme ? Nous sommes quelque peu dubitatifs sur les raisons d'une telle révolution dans notre système juridique.
Les critiques de la réserve héréditaire
Les critiques de la réserve héréditaire
Les objections conceptuelles de la réserve héréditaire
- L'argument purement juridique. - Cette critique de la réserve héréditaire est fondée sur un double argument :
- elle serait une atteinte à l'autonomie de la volonté. En effet, seule la liberté individuelle oblige en ce sens que l'homme ne peut être engagé que par lui-même et donc par les obligations qu'il a souscrites. Vue sous cet angle, l'existence d'une réserve héréditaire est une très forte limitation à la libre transmission de ses biens. La réserve héréditaire serait une contrainte d'ordre privé puisqu'elle pèse sur des particuliers et qu'elle sert des intérêts privés également (ceux des héritiers) ;
- la réserve héréditaire ne serait pas compatible avec l'idée supérieure du caractère inviolable et sacré du droit de propriété. Elle serait une atteinte à la libre disposition des biens. En effet, le propriétaire d'un bien doit être libre d'en faire ce qu'il veut et notamment en disposer à titre gratuit comme il l'entend.
- Réplique aux arguments juridiques. - La réserve héréditaire n'interdit pas de faire ce que l'on veut de son patrimoine. On peut le consommer, le dilapider, ne pas le faire fructifier ou même le laisser dépérir. Simplement le droit de propriété et la liberté offerte par l'autonomie de la volonté cessent au décès. Le mort n'a plus de droit présent sur son patrimoine et il ne peut, par sa volonté unique et passée, le gérer ou le transmettre comme il pouvait le faire de son vivant. À cela on peut ajouter que le droit de propriété n'est plus aussi absolu que par le passé et qu'aujourd'hui il est fortement limité et orienté, car l'usage que l'on en fait doit être conforme au bien public (contraintes environnementales, contraintes urbanistiques, contraintes sociales, etc.). Ainsi l'absolutisme du droit de propriété vient s'échouer sur des contraintes sociales, environnementales, fiscales ou urbanistiques. La réserve héréditaire s'inscrit parfaitement dans cette vision du droit de propriété. Enfin, nous rappellerons que les héritiers réservataires sont aujourd'hui le conjoint et les descendants. Si l'on veut ne pas être limité dans le droit de distribuer ses biens, alors ne nous marions pas et n'ayons pas d'enfant. Car aujourd'hui plus que jamais les mariages sont volontaires et les procréations maîtrisées. En ce sens, réserve héréditaire et volonté ne sont point ici incompatibles.
Les objections économiques à la réserve héréditaire
- L'argument économique. - Les contestataires de la réserve héréditaire avancent l'idée qu'elle serait une trop forte atteinte à la libre circulation des biens et plus particulièrement aux transmissions d'entreprises, notamment les petites et moyennes entreprises, lesquelles peuvent constituer l'élément majeur du patrimoine de son dirigeant. Pour eux, la réserve héréditaire serait un obstacle à la transmission de l'entreprise soit au plus capable des héritiers, soit à un tiers. Elle prédisposerait l'entreprise à une gestion par plusieurs héritiers et donc aux divergences de vues qui la conduiraient vers la faillite
. Certaines critiques aux origines anciennes
vont même encore plus loin en avançant l'idée que la réserve héréditaire serait un frein à l'esprit d'entreprise du de cujus puisque de toute manière elle dépérira après lui.
- Réplique à l'argument économique. - À cela on peut aisément répondre plusieurs choses :
- le droit moderne s'est efforcé, notamment dans ses dernières réformes, de répondre à ce besoin de l'entreprise par l'ouverture à un tiers de la donation-partage pour lui transmettre une entreprise, en instaurant le principe d'une réduction en valeur qui permet d'éviter des indivisions sur l'entreprise elle-même, en permettant des renonciations anticipées à l'action en réduction, etc. Aussi, dans les rares cas où la réserve apparaît comme contraignante, des mécanismes permettent de l'écarter ;
- le droit des sociétés permet de détacher aisément la gestion de l'entreprise de la détention du capital social, notamment par le biais de holdings familiales ;
- la plupart des grandes entreprises françaises, multinationales de renom, ont non seulement été transmises depuis plusieurs générations sur un fond de dévolution légale et de donc de réserve héréditaire, mais leur caractère familial est aussi la garantie d'une gestion pérenne par des dirigeants véritablement responsables, puisque leur entreprise constitue leur patrimoine et celui de leurs proches. Cette gestion familiale est recherchée par bon nombre d'investisseurs.
L'objection de la philanthropie
- L'argument philanthropique. - Selon cette critique, la réserve héréditaire serait un frein à l'exercice de la charité, de la bienfaisance, aux bonnes œuvres. On l'aura compris, c'est la critique de la réserve héréditaire par le monde associatif, par ceux qui n'ont, par la force des choses, pas d'héritage. Un assouplissement du droit des successions et de sa réserve héréditaire permettrait d'instaurer « une philanthropie à la française » s'inspirant des modèles anglo-saxons et plus spécialement celui venu des États-Unis. La réserve héréditaire serait un obstacle pour les grandes fortunes françaises de transmettre leur fortune à des fondations ou autres personnes morales du monde associatif
. Il s'agirait de relancer la générosité en France.
- Réplique à l'argument philanthropique. - Cet argument laisse perplexe pour plusieurs raisons :
- s'il est question de transmettre les grandes fortunes à des fondations ou à des associations, n'est-il pas dangereux que ces entités sans véritables responsables soient à la tête de ces grandes fortunes et de leurs entreprises ?
- il ne pourra s'agir que d'une générosité à « une seule détente » : une fois transmise de manière définitive au monde associatif, il n'y aura plus de donation ou de legs de la part de cette même famille (surtout de la part de ceux qui ont été exhérédés…) ;
- si cet argument s'adresse aux grandes fortunes, il faudrait s'intéresser à la réelle utilisation de la quotité disponible actuelle par les familles qui la détiennent. Il n'est pas certain qu'elle soit absorbée par des dispositions en faveur du monde associatif ;
- un tel argument, poussé à l'extrême, reviendrait à recréer des biens de mainmorte avec un pouvoir financier et politique puisque orienté vers le bien public mais sans véritable légitimité (des urnes ou entrepreneuriale) ;
- la réserve héréditaire s'adresse à tous, quelle que soit la valeur du patrimoine. Sa suppression engendrerait une disparition complète de la solidarité familiale dans les classes les moins aisées pour lesquelles l'héritage constitue une sorte de capital-retraite que la répartition publique n'offre plus. Sa suppression s'accompagnerait nécessairement d'une paupérisation de cette classe et d'une augmentation de la précarité en France. Ce qui est singulier, dans la mesure où cette réforme de la réserve est fondée sur la charité et la générosité… Il est également certain que le disponible n'est pas utilisé en faveur des œuvres de charité, mais au profit d'un compagnon ou d'une compagne, du conjoint, d'un enfant, etc. ;
- les legs ou les donations à des fondations, associations reconnues d'utilité publique ou d'intérêt général sont la plupart du temps réalisés faute de personnes suffisamment proches du de cujus et pour des raisons fiscales, la taxation au taux de 60 % étant fortement dissuasive.