L'avenir de la réserve

L'avenir de la réserve

- Actualité gouvernementale. - Le 9 avril 2019, Mme la Garde des Sceaux a confié à Mme Cécile Pérès, professeure à l'Université Paris 2 et M. Philippe Potentier, notaire directeur de l'institut d'études juridiques du Conseil supérieur du notariat, la direction d'un groupe de travail composé d'universitaires, de praticiens et d'acteurs de la vie juridique et économique chargé d'analyser le droit positif de la réserve héréditaire, sa pratique en France et à l'étranger ainsi que les évolutions possibles . Le fruit de cette mission gouvernementale, à l'heure où nous rédigeons ces pages, n'est pas encore connu. Nous ne pouvons que nous contenter de conseiller sa lecture dès lors qu'il aura été publié.
- Actualité législative. - Tant l'Assemblée nationale que le Sénat s'intéressent à la réserve héréditaire. Deux députés, Mme El Haïry et Mme Moutchou, se sont vu confier une mission parlementaire par M. Attal, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse, afin de favoriser les dons des familles les plus fortunées aux associations. Une proposition de loi no 710 vient d'être déposée sur le bureau du Sénat , laquelle dans son article 3 augmente la quotité disponible à deux tiers en présence d'un enfant, la moitié en présence de deux enfants et le tiers en présence de trois enfants ou plus (des amendements visant à supprimer la réserve ont même été déposés suite à cette proposition de loi).
- Quelle attitude adopter face à cette évolution de la réserve héréditaire ? - La réserve actuelle a été construite en considération d'une configuration familiale simple. Aujourd'hui la famille n'a plus de modèle unique, mais plusieurs schémas familiaux tous aussi fréquents les uns que les autres. La réserve ne semble plus adaptée. Si réforme il y a pour répondre à ces attentes sociétales, elle ne pourra qu'être plus complexe tant les situations sont elles-mêmes complexes. Aussi le réflexe naturel qui consiste à refuser certaines pistes en raison de leur complexité est à fuir pour trois raisons :
  • le système d'une réserve héréditaire implique automatiquement un mécanisme liquidatif complexe et des modalités de mise en œuvre techniques ; cet argument de simplicité poussé à son extrême irait dans le sens de la suppression pure et simple de la réserve ;
  • la réforme de l'un des éléments du système actuel, aussi simple soit-il (comme le quotient de la quotité disponible), aura des répercussions notables sur le reste de l'édifice et impliquera des difficultés qu'il faut envisager ;
  • le perfectionnement d'un système impliquera une complexité supplémentaire dont il ne faut pas avoir peur.
- Quelles pistes de réforme ? - Ceci posé, trois axes de réforme ou plutôt trois questions peuvent être retenus :
  • Faut-il la maintenir ?
  • Faut-il en modifier le quantum ?
  • Faut-il procéder à une réforme technique ?
1o Faut-il maintenir la réserve héréditaire ? Le maintien de la réserve du conjoint mérite réflexion. L'élévation par la loi du 23 juin 2006 du conjoint au rang des réservataires suscite toujours une légère perplexité. Sa suppression serait sans grande conséquence. La réserve des descendants doit être maintenue pour les raisons que nous venons d'exposer, car elle est le lien et la solidarité nécessaires entre les générations ; cela est d'autant plus important que la nouvelle structure familiale provoque des dissensions. La réserve héréditaire est un élément fondamental de la garantie des libertés individuelles, éloignant ainsi le chantage à l'héritage pour adopter des convictions politiques, religieuses, ou tout simplement se voir dicter une vie qui ne serait pas choisie (mariage, profession, installation géographique). Sa suppression constituerait un séisme dans les bases de notre droit de la famille, dans la structure de la famille et conduirait à des comportements que la morale et la justice réprouvent. Les pays qui ne confèrent pas de réserve attribuent à certains parents le droit de demander à la succession des aliments ou un « gain de survie » s'ils sont dans le besoin. Les procès en annulation des libéralités y sont quasi systématiques (insanité d'esprit, vices du consentement, abus de faiblesse). La suppression de la réserve du conjoint aurait moins de conséquences dans l'ordre établi ; certains y sont favorables .
2o Faut-il modifier le quantum de la réserve ? Plusieurs possibilités se présentent :
  • soit on réduit la réserve à une portion fixe : la moitié par exemple et les descendants se la partagent ;
  • soit on réduit le quota 1/3 en présence d'un enfant, 2/3 en présence de deux enfants ou plus, etc. (V. la proposition de loi au Sénat, précitée).
Dans ces deux cas, le risque est que cette réserve aboutisse, si la quotité disponible est consommée, à des parts incongrues pour les enfants, un « bout de gras jeté sous la table » au décès de leur auteur (d'autant plus que les assurances-vie, les libéralités rémunératoires, les contributions aux charges du mariage par l'amélioration du bien du conjoint, etc., leur échappent). Il est vrai que 1/20e de plusieurs millions d'euros, c'est déjà beaucoup, mais tout le monde n'est pas milliardaire. Le patrimoine moyen des Français est modeste et comprend en général un pavillon ou un appartement de plus ou moins grande valeur, quelques économies à la banque (mais de moins en moins), et une assurance-vie au profit du conjoint. La loi est faite pour le plus grand nombre et pas pour quelques fortunes de startupers. La réserve est pour beaucoup un pécule-retraite que l'on perçoit au moment où les revenus professionnels baissent ; c'est en cela que cet héritage réservé est protecteur des individus.
Une petite réserve ou pas de réserve n'engendre pas vraiment de différence !
Qui seront les bénéficiaires de cette quotité disponible ? Le conjoint, le partenaire ou le concubin survivant, les enfants du dernier lit (voire l'amant ou la maîtresse), mais rarement les fondations ou associations. Ainsi cette « réduction de la réserve » aboutirait à provoquer une inégalité significative entre les héritiers appelés à la succession, alors que la réserve reste malgré tout un pare-feu contre une inégalité trop marquée.
Le contentieux successoral en sera évidemment accru ! La réserve héréditaire est, en ce sens, une sorte de garantie de la paix des familles.
Enfin, il y aurait une immense difficulté de droit transitoire si l'on songe à toutes ces donations entre époux qui, en premier choix, offrent au conjoint survivant d'opter pour le disponible ordinaire… L'accroissement de ce disponible est-il conforme à la volonté du disposant qui avait consenti l'institution contractuelle en considération de quotités précises ?…
Il faudrait dans ce cas impérativement que le législateur précise que l'option ne pourra être plus importante que celle qui s'offrait au gratifié le jour où l'acte de donation a été signé ou le jour où le testament a été fait. Ne reproduisons pas les difficultés de la réforme de 2001.
Les propositions qui pourraient être faites seraient de :
1) maintenir la réserve actuelle et la quotité disponible actuelle au bénéfice de toute personne ;
2) maintenir la quotité disponible spéciale entre époux avec les branches actuelles de l'option ;
3) créer une quotité disponible spéciale entre partenaires ne portant que sur l'usufruit ou droit d'usage et sur le logement commun et les meubles le garnissant ;
4) et créer une quotité disponible spéciale, mais qui ne pourrait bénéficier à des successibles (qualité vérifiée au jour du testament ou de la donation) ni au conjoint (qui lui bénéficie déjà d'un disponible spéciale). Cela vise les tiers (personnes morales ou physiques), mais aussi les non successibles au jour où le testament est fait. Cette solution est ancienne, car « de tout temps » la réserve et corrélativement la quotité disponible ont été critiquées, tantôt par le pouvoir politique et les familles nobles (pour la réserve et contre la quotité disponible), tantôt par les institutions religieuses (contre la réserve et pour un disponible très large). Les coutumes de notre Ancien droit ont fait des allers-retours parfois en instaurant une quotité disponible réservée à l'Église, parfois en l'excluant. Certaines coutumes allaient même jusqu'à réserver le disponible à des non-parents, les héritiers du sang étant soumis à la stricte égalité. Cette solution a donc été pratiquée et serait de nature à donner satisfaction à tous !
Reste le problème du concubin qui, ainsi, pourrait être traité mieux qu'un époux ou un partenaire : n'est-il pas venu le temps où le législateur devrait fixer des critères objectifs pour déterminer un concubinage ? Le concubin ainsi caractérisé serait exclu de cette quotité disponible spéciale, il ne pourrait recevoir que le disponible ordinaire.
3o Perfectionnement et efficacité : il s'agirait de donner davantage de lisibilité à ce droit des successions, à le rendre plus efficace et peut-être, dans certaines hypothèses, plus juste. Cela pourrait se faire par une remise à plat du système de la dette de valeur, par une redéfinition de la masse de calcul de la quotité disponible (en incluant les assurances de capitalisation), en ajustant les règles relatives à l'imputation des libéralités (notamment celles faites à l'héritier renonçant), en supprimant la double présomption de l'article 918 du Code civil. Cette réforme pourrait également accroître l'efficacité des libéralités en accroissant le domaine de la renonciation anticipée à l'action en réduction et en autorisant des pactes de famille au moyen desquels la réserve héréditaire serait sinon transgressée, au moins aménagée d'un accord unanime. À cet acte pourrait être invité une personne non présomptive héritière qui, par l'intervention des réservataires, serait à l'abri d'une réduction et donc pérennisée dans la propriété du bien qui lui a été donné. Il serait sans doute bon d'accroître les pouvoirs de l'exécuteur testamentaire.
Le chantier d'une réforme de la réserve héréditaire est aussi intéressant que risqué. En effet, nous nous sommes efforcés de le démontrer, la réserve héréditaire est une des colonnes du temple de notre droit de la famille, voire de notre société. La modifier, ne serait-ce que dans l'un de ses petits éléments, pourrait fragiliser l'édifice et le ruiner. La sagesse du législateur sera mise à rude épreuve !