La réserve héréditaire revêt de nombreux caractères. Elle est légale, successorale
, impérative, collective et initialement en nature. C'est sur ces trois derniers caractères que nous nous attarderons en constatant que ces traits de la réserve sont en nette récession aujourd'hui, ce qui interroge sur la pérennité de ses fondements que nous étudierons dans la section suivante.
L'altération des caractères de la réserve héréditaire : un affaiblissement de sa protection ?
L'altération des caractères de la réserve héréditaire : un affaiblissement de sa protection ?
Le caractère impératif de la protection par la réserve
La réserve héréditaire était, avec la prohibition des pactes sur succession future et la prohibition des substitutions fidéicommissaires, l'un des bastions de l'ordre public successoral. Si elle occupe une place toujours importante dans cet ordre public de direction (A), il n'en demeure pas moins qu'elle est en très net repli (B).
La réserve : une citadelle protectrice
- Réserve héréditaire et ordre public successoral. - L'appartenance de la réserve héréditaire à l'ordre public successoral ne fait aucun doute en ce qu'elle ne peut être remise en cause par la volonté du défunt. Elle est, vis-à-vis du de cujus, intangible. Les règles organisant la réserve héréditaire sont à la fois strictes et obligatoires pour le de cujus qui ne peut, de sa volonté individuelle, s'en libérer ni même l'aménager (cette rigueur doit aujourd'hui être nuancée). La réserve héréditaire s'impose à celui qui a du patrimoine, des descendants et à défaut un conjoint. On enseigne traditionnellement que cet ordre public est un ordre public de direction et qu'il n'est pas un ordre public économique
. Toutefois, on pourrait avancer l'idée que de l'ordre public de direction on est passé à l'ordre public de protection. En effet, l'atteinte à la réserve héréditaire ne peut être soulevée d'office par le juge, elle ne peut être sanctionnée qu'à la demande de l'héritier réservataire lésé. Sa demande est d'ailleurs individuelle et ne profite pas aux autres. Une fois l'atteinte à la réserve connue, l'héritier peut librement et en connaissance de cause renoncer à cette protection légale.
La réserve : une citadelle assaillie
Ces trente dernières années, la réserve héréditaire a subi de fortes atteintes. Nous n'en relèverons que les plus importantes.
- L'assurance-vie. - L'article L. 132-13 du Code des assurances exclut les capitaux retirés du bénéfice d'une assurance-vie du régime des libéralités et plus spécialement du champ de la réduction
. Cette exclusion résulte directement du régime de la stipulation pour autrui, le bénéficiaire retirant son avantage directement de la compagnie d'assurance et non pas du souscripteur défunt. La somme perçue ne provient pas du patrimoine du de cujus. La règle ne vaut pas si les primes versées par le de cujus sur le contrat sont manifestement exagérées. Cette règle, sans doute parfaitement justifiée pour les assurances de décès pur, l'est beaucoup moins pour les assurances-vie dites « de capitalisation » (assurances mixtes) où le souscripteur a versé des primes qui, majorées des fruits nets de gestion, seront versées aux bénéficiaires. Une vive discussion doctrinale, que nous ne reprendrons pas, a eu lieu. Certains considéraient que tous les éléments constitutifs de la libéralité étaient présents dans cette forme d'assurance-vie qui finalement s'écarte de l'assurance elle-même, elle devait participer au calcul de la réserve héréditaire et être soumise à la réduction des libéralités. D'autres, au contraire, soutenaient l'existence d'un aléa et d'un particularisme qui justifiait ce régime dérogatoire
. La Cour de cassation, par une série d'importants arrêts du 23 novembre 2004
, a rejeté cette qualification de contrat de capitalisation et par là même l'application du droit des successions. Sous réserve du constat par les juges du fond du caractère manifestement exagéré des primes, le mécanisme de l'assurance-vie permet de contourner totalement la réserve héréditaire et de déshériter ainsi les héritiers protégés par la loi. Sur l'appréciation de ce caractère exagéré des primes, nous nous bornerons à rappeler :
- qu'elle se fait au jour du versement des primes et pas au jour du décès ;
- que le côté exagéré des primes ne résulte pas forcément du seul montant, mais aussi de l'utilité du contrat pour le souscripteur (contrat souscrit à un âge avancé dont il était certain que le souscripteur ne récupérerait pas sa mise) .
Si l'assurance-vie peut servir de support pour contourner la réserve des héritiers, elle peut aussi permettre au contraire d'en remplir certains de leur réserve. En effet, libre au souscripteur de stipuler dans son testament que le capital versé au bénéficiaire désigné sera constitutif de sa réserve
. Une telle stipulation pourrait être utile pour éviter une indivision, ou qu'une succession contentieuse paralyse l'entreprise familiale ou empêche de transférer des liquidités au proche qui en a le plus besoin.
- La renonciation anticipée à l'action en réduction. - Innovation majeure de la loi du 23 juin 2006, la renonciation anticipée à l'action en réduction (RAAR) est l'acte par lequel un héritier réservataire renonce par anticipation à agir en réduction alors que la succession de son auteur n'est pas encore ouverte
. La RAAR est strictement régie par les articles 929 à 930-5 du Code civil. Eu égard à la gravité de l'acte, la RAAR doit remplir des conditions de fond et de forme.
- Conditions de fond :
- Conditions de forme. La RAAR est soumise à un formalisme très strict qui a pour objet d'assurer la qualité du consentement du renonçant à cet acte d'une particulière gravité :
Les effets de la RAAR sont radicaux :
- le renonçant ne peut exercer l'action à laquelle il avait renoncé ; c'est en ce sens que, par la RAAR, il n'a pas renoncé à sa réserve mais à son indemnité de réduction. Ce qui signifie que si tous les réservataires n'ont pas renoncé à l'action en réduction, alors le gratifié pourra être tenu de les indemniser ;
- la RAAR opposable aux héritiers du renonçant (C. civ., art. 930-5) en ce sens qu'elle devra être subie par les descendants du renonçant (sinon un tel acte serait totalement inutile) ;
- elle est en principe irrévocable. À titre exceptionnel, elle peut être révoquée si le renonçant était en état de besoin qui disparaîtrait en percevant cette indemnité de réduction, si le de cujus n'a pas rempli ses obligations alimentaires, si le bénéficiaire de la RAAR s'est rendu coupable d'un crime ou d'un délit contre la personne du renonçant (C. civ., art. 930-3) ;
- fiscalement, la RAAR ne constitue pas une libéralité faite par le renonçant au profit du gratifié qui profite de la renonciation. Elle n'est pas constitutive d'une libéralité indirecte qui serait donc taxable.
Les RAAR, en raison de leur gravité, sont « rares » et il faut s'en féliciter. On note un usage plus fréquent à Paris et dans les agglomérations les plus importantes. Il est difficile de préciser les motivations de ces RAAR
. Nous nous bornerons à constater que cet usage « réservé » est à l'image de la gravité de l'acte. Il est sans doute heureux qu'elles ne soient pas si fréquentes, car elles reviennent à renoncer à l'héritage, attitude finalement peu naturelle. Il est aussi à craindre que le jour de l'ouverture de la succession, l'auteur de la RAAR, pris de regrets, conteste son acte.
La RAAR protège très certainement son bénéficiaire, mais provoque nécessairement un amoindrissement des droits de son auteur. Le formalisme attaché à cet acte, particulièrement lourd, est censé protéger son consentement.
- Les libéralités complexes. - Les donations-partages transgénérationnelles, en ce qu'elles sautent une génération, sont quelque part la renonciation par cette génération sautée à une partie de sa réserve héréditaire qui passe à celle suivante. La réserve est donc répartie par souche. Elles sont donc, de ce point de vue, une nouvelle atteinte à la réserve héréditaire de la génération intermédiaire. Une libéralité graduelle (C. civ., art. 1048 et s.) ne peut, en principe, porter sur la réserve de l'héritier. Toutefois, l'article 1054 du Code civil prévoit deux exceptions. L'obligation pour le gratifié de conserver et de transmettre pourra porter sur sa réserve dans les conditions de la RAAR que nous venons de voir, ou par une acceptation de sa part dans l'acte de donation lui-même ou s'il ne demande pas dans le délai d'un an et un jour à compter du jour où il a connaissance de la libéralité que cette charge soit levée de sa part réservataire.
- L'internationalisation de l'héritage
. - La mobilité des populations et la diversité des systèmes juridiques ont pour conséquence une internationalisation des situations familiales. Internationalisation géographique qui va engendrer une internationalisation juridique. En effet, par l'application de la règle de conflit de lois, il se peut que des successions ouvertes en France se voient appliquer un droit différent. La différence peut même aller jusqu'à l'absence de réserve héréditaire. Dès lors, sauf à considérer que la réserve héréditaire faisait partie de l'ordre public international permettant par là même d'écarter l'application d'un droit étranger qui l'ignore, le juge français peut être amené à statuer sur des successions en appliquant un droit sans réserve héréditaire. La question de l'appartenance de la réserve à l'ordre public international a suscité des débats. Certains étaient convaincus des valeurs supérieures de solidarité, d'égalité, mais aussi de liberté qu'incarnait la réserve
. Selon une thèse plus radicale, la réserve héréditaire ne relève pas de cet ordre public et les droits étrangers qui l'ignorent peuvent parfaitement s'appliquer sur le sol français
. Cette tendance est principalement fondée sur une uniformisation du droit international, et plus spécialement européen. Enfin, une théorie médiane considère que la loi étrangère n'est véritablement contraire à l'ordre public international que si elle ne prévoit pas un mécanisme de substitution permettant une protection minimale de certains héritiers privilégiés que sont les descendants et le conjoint
. Cette question a pris encore plus d'ampleur avec l'entrée en vigueur du règlement européen dit « règlement Successions »
, applicable dans tous les États membres (sauf au Danemark, au Royaume-Uni et en Irlande). En effet, ce règlement affirme le principe d'unicité de la loi successorale (alors qu'auparavant notre règle de conflit distinguait la succession mobilière de la succession immobilière). Par son article 21, § 1, il énonce que la loi applicable à la succession est celle de l'État dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment du décès. L'exception principale à ce principe est l'application de la loi nationale, parce qu'expressément choisie par le défunt selon des formes bien spécifiques. Ainsi un Britannique résidant en France peut décider l'application à sa succession de son droit national sans qu'aucune réserve héréditaire ne s'applique à sa succession. À l'inverse, la succession d'un Français résidant en Angleterre et possédant des biens en France ne sera grevée d'aucune réserve héréditaire.
La Cour de cassation a tranché pour la dernière thèse en ce sens qu'elle n'a pas estimé contraire à l'ordre public international l'absence de réserve héréditaire dès lors que ce droit étranger ne laisse pas certains héritiers dans une situation de « précarité économique ou de besoin »
.
Sur le plan théorique, cela réduit la réserve à sa fonction simplement alimentaire alors qu'elle est d'une ampleur supérieure
.
Sur le plan pratique, la position dégagée par la Cour suprême suscite plusieurs inquiétudes qui, sur le plan de la protection, sont préoccupantes :
- l'appréciation de la situation de précarité ou de besoin de l'héritier relève du pouvoir souverain du juge du fond. Cette appréciation subjective est donc soumise à la critique dans la mesure où la réponse ne sera pas unitaire. La sécurité juridique de ces successions internationales est mise à mal ;
- si cet état de précarité est constaté par le juge, s'ouvrent alors deux possibilités :
Sur le plan international, la réserve héréditaire classique, système purement objectif, liquidatif, voire mathématique et donc très protecteur se trouve donc remplacée par un système subjectif et incertain dans son application. Le droit français serait donc protecteur des plus proches, mais uniquement dans une relation successorale franco-française. Le système ne deviendrait-il pas hypocrite et même discriminatoire ? Ne laisserait-il pas la place à certaines manœuvres pour voir appliquer des règles bien plus souples excluant une protection qui, jusqu'il y a peu, semblait fondamentale
?
Le caractère collectif de la réserve héréditaire
- Mutation et repli de ce caractère collectif. - Il était admis que la réserve héréditaire avait pour fonction de protéger l'ensemble des héritiers réservataires. Cette protection collective se manifestait par la règle qui voulait que la renonciation d'un réservataire bénéficiait aux autres, ce renonçant étant bien pris en compte pour le calcul de quantum de la réserve. Depuis l'entrée en vigueur de la réforme du 23 juin 2006, l'héritier renonçant n'est plus pris en compte pour calculer la réserve et la quotité disponible sauf s'il est représenté ou s'il est tenu au rapport d'une donation en vertu de la clause prévue à l'article 845 du Code civil. Toutefois ce caractère collectif, que l'on pouvait qualifier d'horizontal dans la mesure où on le constatait au bénéfice des héritiers de même rang (sauf représentation en cas de décès), est désormais vertical. En effet, par la représentation du renonçant, par la possibilité de consentir des donations-partages transgénérationnelles, par les libéralités graduelles instaurées par cette importante réforme, on voit bien que la réserve héréditaire s'adresse aujourd'hui à la souche et non plus à une fratrie
. Le repli de ce caractère collectif se manifeste également dans l'action en réduction qui est reconnue individuellement à chacun des héritiers, tout comme la renonciation anticipée à l'action en réduction également ouverte individuellement à chacun des réservataires.
La réduction « en valeur » ou en « nature » de la réserve héréditaire
- Avant et après 2007. - Sous l'empire des règles édictées par le Code civil, l'héritier réservataire exerçait ses droits en nature. Ainsi elles lui permettaient de récupérer en nature la partie des biens donnés ou légués qui dépassait le disponible et corrélativement empiétait sur ses droits. Cette réduction en nature des libéralités excessives était fondée sur l'idée de conservation des biens dans la famille. C'était le principe. Aujourd'hui la règle a changé et l'article 924, alinéa 1er du Code civil énonce que : « Lorsque la libéralité excède la quotité disponible, le gratifié, successible ou non successible, doit indemniser les héritiers réservataires à concurrence de la portion excessive de la libéralité, quel que soit cet excédent ». L'héritier réservataire n'a donc aujourd'hui plus le droit de récupérer les biens de son auteur, mais seulement une somme d'argent représentative de son héritage
. Cette règle nouvelle, à l'évidence, modifie à la fois la hiérarchie des fondements de la réserve héréditaire et par là même de l'héritage. La nature alimentaire prendrait le pas sur les autres fondements que sont la solidarité intergénérationnelle, le minimum d'égalité entre les héritiers et de conservation des biens dans la famille.
- Conséquence de la réduction en valeur. - Ce nouveau principe de réduction en valeur des libéralités a une importance capitale en ce sens que si le de cujus a institué un légataire universel qui a donc vocation à recevoir tous les biens de la succession, alors les droits des réservataires consistent simplement en une indemnité de réduction égale à la valeur de leurs droits réservataires
. Les réservataires n'ont donc aucun droit à récupérer en nature le moindre bien de leur auteur. La situation des réservataires est délicate dans la mesure où ils sont tenus de délivrer le legs mais n'ont pas de véritable garantie de paiement de leur indemnité de réduction
. Ne devrait-on pas leur accorder quelques garanties sur les biens de la succession
?
- Les exceptions à la réduction en valeur. - Ce principe de la réduction en valeur souffre trois exceptions de portée différente :
- la première provient de la volonté du disposant qui peut toujours imposer à celui qu'il gratifie une réduction en nature ;
- la deuxième est du fait du gratifié : en effet, dès lors que le bien qu'il a reçu au moyen de la libéralité excessive se trouve dans son patrimoine libre de toute charge ou occupation, alors il peut exécuter sa réduction en nature (C. civ., art. 924-1) ;
- la troisième est l'hypothèse d'insolvabilité du gratifié. En ce cas, le réservataire peut exercer son action en réduction ou en revendication contre le tiers détenteur du bien. Ce droit s'exerce sur les biens dont les aliénations sont les plus récentes (C. civ., art. 924-4) . Nous nous bornerons à préciser que cette garantie est bien maigre dans la mesure où elle ne s'applique qu'aux biens immobiliers.
- Brève conclusion sur la réduction en valeur. - Nécessairement, dès lors que l'on admet le principe général d'une réduction en valeur on accepte le risque d'une insolvabilité du gratifié débiteur de l'indemnité et par là même un amoindrissement de la protection de celui que l'on voulait pourtant protéger. L'arbitrage est délicat, mais le risque est de rendre illusoire la réserve héréditaire que les héritiers auront beaucoup de mal à faire valoir.