- Un contexte historique important. - On sait que le droit français est aux confins de plusieurs systèmes juridiques très différents, voire opposés dans leur conception. Les deux principaux systèmes juridiques sont, d'une part, le droit romain, dont la dévolution successorale était basée sur la transmission testamentaire, ainsi que le choix par le de cujus de ses successeurs (§ I) et, d'autre part, le droit coutumier qui ne connaissait que la dévolution légale (§ II). On sait également que le droit canon n'est pas totalement étranger au droit successoral qu'il a très certainement influencé (§ III). Ces trois systèmes juridiques ont cohabité pendant de nombreux siècles sur le sol français, et ils se sont nécessairement influencés les uns les autres. Le droit révolutionnaire fut un droit réactionnaire et sa conception de la réserve héréditaire en a été une illustration (§ IV). Quant au Code civil, par la sagesse et l'intelligence de ses rédacteurs, il a réalisé un compromis entre toutes ces conceptions de l'héritage (§ V). Enfin, les dernières réformes sont revenues sur ce compromis qui avait été opéré en 1804 (§ VI)
.
La protection par la réserve : une question ancienne (bref historique de la réserve héréditaire)
La protection par la réserve : une question ancienne (bref historique de la réserve héréditaire)
Le droit romain
- Le droit romain initial : la suprématie de la volonté du
de cujus
. - Jusqu'à la fin de la République romaine, la liberté testamentaire du pater familias est absolue. Le testament revêt un caractère à la fois solennel et sacré. Il a un caractère public dans sa proclamation devant les comices curiates et les pontifes. Par cette autorité testamentaire, le de cujus exerce une forme de justice familiale. Par l'institution de ses héritiers, il sanctionne ou récompense telle ou telle attitude de ses proches. Ce pouvoir discrétionnaire de l'autorité paternelle n'a pas été sans provoquer des injustices ou des excès ; elle a donc subi quelques amoindrissements par la suite.
- De la fin de la République à l'empereur Constantin. - Très probablement en contemplation des excès de la suprématie paternelle et en raison de l'influence chrétienne, est apparue l'idée d'un devoir naturel de transmettre à certains proches une partie de ses biens dans le but de protéger ses héritiers légitimes. Ainsi le testament exhérédant totalement un héritier légitime sans véritable motif pouvait faire l'objet d'une action en justice visant à l'annuler : la querela inofficiosi testamenti
. Les héritiers admis à une telle action devaient remplir des conditions très précises eu égard à sa gravité. En effet, elle portait atteinte à la mémoire du testateur dans la mesure où elle présumait son absence de raison. Si elle était admise, c'est l'entier testament qui était privé d'effet. C'était une première protection donnée aux héritiers légitimes. Vint ensuite une seconde protection : la Quarte Falcidia. La loi Falcidie a créé une fraction de patrimoine qui permettait à l'héritier du sang de recueillir le quart des biens qu'il aurait reçus en l'absence de testament. Cette quarte, appelée aussi « légitime », profitait non seulement aux descendants, mais aussi aux ascendants et aux frères et sœurs. Réunies dans un même système juridique, la querela inofficiosi testamenti et la légitime constituaient les ancêtres de notre réserve héréditaire, mais elles ne protégeaient pas l'héritier légitime contre la dispersion, de son vivant, par le de cujus de ses biens. C'est alors qu'est apparue la querela inofficiose donationis. Cette action en justice permettait aux héritiers légitimes de réduire les donations trop importantes portant atteinte à leur légitime.
- De Constantin à Justinien. - Les Novelles 18 et 115 de Justinien portent la légitime à un tiers des biens du testateur s'il laisse quatre enfants au moins et à la moitié s'il laisse plus de quatre enfants. C'est ainsi que la légitime devient collective et non individuelle. Ce régime de la légitime a reçu une forte application sous l'Ancien droit français dans les régions de droit écrit.
Le droit coutumier
- Une conception familiale du patrimoine. - Malgré le nombre important de coutumes et la diversité de leurs règles, on peut avancer l'idée que toutes ces coutumes avaient une conception familiale du patrimoine. Les biens étaient conçus comme appartenant à une famille, à une lignée plus qu'à des individus. Ils étaient essentiels à la survie familiale, lui procurant ses ressources et donc sa protection contre les famines ou les conflits avec les peuples ou familles voisines. Dans ce système, on conçoit donc que la place de la volonté du de cujus devait être sinon inexistante, tout au moins très étroite. Toutefois, cette réserve héréditaire allait des deux tiers (Ouest) aux quatre cinquièmes (Coutume de Paris)
. Cette réserve héréditaire ne s'appliquait que sur les biens eux-mêmes reçus par le de cujus de sa famille et ne protégeait le lignage que contre les legs, les donations étant libres. Aussi, face à cette protection insuffisante des héritiers du sang, bon nombre de coutumes ont intégré dans leurs règles une légitime héritée du droit romain (pars bonorum) lorsque la réserve se montrait insuffisante pour assurer son avenir.
Le droit canon
- Une influence politique. - L'étude du droit canon, droit de l'Église catholique, est souvent évincée lorsqu'il s'agit de la réserve héréditaire. Pourtant son influence sur le droit successoral est considérable pour deux raisons :
- le droit des successions est accolé à la mort, qui a toujours été directement liée à la religion, et davantage encore pour la religion chrétienne dans la mesure où la mort est la renaissance dans l'Au-delà qui est la quête du chrétien ;
- les institutions d'Église, contre-pouvoir politique important et puissance économique considérable tant au Moyen Âge que sous l'Ancien Régime, avaient comme ressources importantes les libéralités des fidèles. La pratique de ces libéralités pieuses, puis des indulgences, était très répandue. La réserve et la légitime étaient de fortes limitations à ces libéralités religieuses. Ces libéralités pieuses étaient vues d'un mauvais œil par le pouvoir politique en place .
Le droit intermédiaire
- Radical au lendemain de la Révolution. - Par réaction au passé, et refusant l'idée que par testament on puisse rétablir le droit d'aînesse et le privilège de masculinité, les révolutionnaires ont, dans un premier temps, fait une place négligeable à la liberté testamentaire. La réserve pesait sur toute la succession quelle que soit l'origine des biens et le disponible n'était que d'un dixième en présence de descendants et d'un sixième en présence de collatéraux (lois des 5 brumaire an II et 17 nivôse an II). Les héritiers du sang étaient exclus de cette quotité disponible.
- Moins radical à la veille du Code civil. - La loi du 4 germinal an VIII a assoupli ces règles en adaptant la réserve à la configuration familiale du de cujus : un quart en présence d'enfants, la moitié en présence d'ascendants, de frères et sœurs ou de neveux ou nièces, et trois quarts en présence d'autres héritiers plus éloignés. Cette quotité disponible était à nouveau ouverte aux réservataires.
Le compromis du Code civil de 1804
- Une synthèse des conceptions en présence. - Mettant entre parenthèses les excès égalitaristes des révolutionnaires, le Code civil a réalisé une synthèse entre la légitime romaine et la réserve coutumière
.
Du droit romain il a adopté :
- la conception universelle de la légitime : la réserve porte sur tous les biens du défunt sans distinguer de leur origine ;
- la conception globale de la légitime en ce sens que la réserve héréditaire protège contre toutes les libéralités : testaments et donations.
Il s'est inspiré du droit coutumier :
- en limitant la réserve héréditaire au lignage : descendants et ascendants ;
- en sanctionnant les libéralités excessives par une réduction en nature (pars hereditatis).
Le Code civil a donc créé une réserve pour les père et mère, ascendants privilégiés, d'un quart chacun et une réserve pour les descendants, l'une étant exclusive de l'autre. Cette dernière réserve héréditaire est fonction du nombre d'enfants laissés par le défunt : une moitié en présence d'un enfant, deux tiers en présence de deux enfants et trois quarts en présence de trois enfants ou plus. Les atteintes à la réserve étaient sanctionnées par une réduction en valeur.
Les dernières évolutions législatives
- Les réformes du 3 décembre 2001 et du 23 juin 2006
. - À notre époque moderne, cette conception de la réserve héréditaire est apparue en décalage avec l'évolution de notre société. Aussi cette conception lignagère de la réserve a été fortement atténuée par la suppression de la réserve des ascendants et l'instauration de la réserve du conjoint survivant. La réserve héréditaire s'est donc concentrée autour de la famille restreinte du de cujus. Ces réformes ont admis le principe d'une réduction en valeur de principe, écartant ainsi des fondements de la réserve l'idée de patrimoine familial ou de conservation des biens pour être d'ordre alimentaire. La réforme du 23 juin 2006 a également admis plusieurs atteintes à la réserve comme la renonciation anticipée à l'action en réduction. On voit bien que cette réserve héréditaire, pilier du système successoral français, ligne directrice des transmissions du patrimoine au sein des familles, a subi un fléchissement certain.
Conclusion sur l'histoire de la réserve héréditaire
- La réserve héréditaire : émanation du Droit naturel. - Tous les systèmes juridiques, ancêtres du nôtre, ont participé à la construction de notre réserve héréditaire. Le droit romain et les coutumes barbares, sous l'influence du droit canon, avaient à cœur deprotéger certains proches, de leur donner tantôt des biens tantôt des aliments tout en voulant préserver la liberté de l'individu. La réserve héréditaire est enracinée au plus profond des origines de notre Droit. Elle montre par son histoire et ses contestations récurrentes sa capacité à évoluer et à s'adapter aux évolutions sociales, politiques et économiques du pays. La réserve héréditaire, à l'évidence, trouve son origine, sa source, dans le Droit naturel
. Ses fondements sont toujours les mêmes, c'est seulement l'importance de l'un par rapport à l'autre qui évolue au gré de l'époque. Mais c'est après tout le destin de toute règle de droit, de toute institution, et le défi du législateur.
Quand la persistance de la réserve, après tant de révolutions politiques et économiques, nous a prouvé qu'elle a sa base dans la loi naturelle, quand son principe a triomphé de toutes les objections accumulées contre elle par la passion, l'erreur ou le préjugé ; quand sa quotité actuelle a été discutée et quelques innovations proposées à son sujet, qu'importe à la morale, à l'union des familles, à la richesse publique, que des questions de droit positif, des conciliations de textes, des apices juris, divisent encore les auteurs et les tribunaux.