Propos introductifs de Gilles Bonnet, Rapporteur général du 116e Congrès des notaires de France
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Rapporteur général du 116e Congrès des notaires de France
« Protéger » : voici un thème qui résonne dans l’esprit des notaires. Car, en vérité, que font-ils d’autre au quotidien, que d’appliquer la loi, loi dont la fonction est précisément de protéger ? Protéger en pacifiant les rapports sociaux, protéger en assurant l’égalité de tous devant elle, protéger en donnant corps à des valeurs ou des principes démocratiques, protéger en équilibrant les rapports entre le supposé fort et le supposé faible et plus généralement en trouvant un point d’équilibre entre des intérêts antagonistes ; autant dire que nous pouvions facilement convoquer, dans ce rapport, toutes les dispositions du Code civil, et pour faire bonne mesure, celles du Code de la construction et de l’habitation, sans oublier celles de l’urbanisme, et sans doute d’autres encore.
Ample, voire monumental par la matière qui s’y rapporte, ce thème est aussi au confluent – faut-il s’en étonner ? – de concepts philosophiques et même économiques à propos desquels il invite à réfléchir et à, qu’on le veuille ou non, à nous renvoyer, chacun, à nos convictions personnelles.
Ainsi en va-t-il de la liberté. Celles et ceux qui réclament à cor et à cri plus de liberté sont souvent les premiers à s’offusquer des conséquences de celle-ci et ne tardent pas ensuite à exiger du législateur sinon qu’il y mette fin, à tout le moins qu’il... l’encadre. Ne gravons pas nos noms en bas d’un parchemin, chantait Georges Brassens, certes, mais comment ensuite se plaindre et obtenir réparation des conséquences d’une rupture dommageable ? N’est-ce pas le prix à payer de la liberté que l’on a tant chérie et le risque que l’on était censé avoir accepté ? Ainsi peut-on s’enflammer pour des concepts, sans en percevoir clairement les conséquences : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! Mais gare aux lendemains qui déchantent. Et à ce moment, le désir de liberté sans entrave s’efface pour faire place à celui, prégnant, de la protection, précédant l’appel au législateur et la mise en place d’un corpus de règles venant réduire l’émancipation tant vantée.
La protection ne rime donc pas avec liberté, pas plus qu’elle ne constitue un auxiliaire nécessaire de la sécurité. Au nom de la défense de certains intérêts, jusqu’on peut-on, doit-on aller, au point de remettre en cause des situations juridiques acquises au préjudice éventuel des droits des tiers ? Ainsi est-il à l’évidence louable de protéger la personne affaiblie, dont l’incapacité n’est pas juridiquement constatée, en pouvant remettre en cause les engagements qu’elle a pris, mais un sous-acquéreur lointain doit-il en pâtir ? Favoriser au locataire l’accès à la propriété de son logement est une chose excellente, cela justifie-t-il pour autant de lui donner le droit de remettre cause le droit de propriété du tiers acquéreur lorsque la procédure de vente du bien n’a pas été correctement suivie ?
La question posée est donc en définitive de déterminer si la défense de l’intérêt en cause, justifie l’atteinte portée soit à la liberté, soit à la sécurité juridique. Autrement dit, de savoir si la défense morale, éthique de cet intérêt vaut bien le coup de canif lancé contre d’autres principes. Il s’agit en définitive de recourir à une certaine conception de la justice, car protéger, c’est exprimer que des valeurs sont dignes de cette protection, et il faut alors décider, en fonction de ces valeurs, et de l’importance qu’un peuple peut leur accorder d’après son histoire et sa culture, quels sont les principes qui seront éventuellement battus en brèche ou sacrifiés en leurs noms. Et puis, protéger l’un, c’est bien souvent « déprotéger » l’autre... Bref, il faut bien se faire juge de l’intérêt qui doit l’emporter.
Au-delà de ces concepts de liberté, de sécurité et de justice, la protection ne doit pas davantage s’extraire de considérations économiques. Quelle sera le résultat positif de la protection du faible si l’arsenal mis en place revient épuiser son crédit, au point que plus personne ne voudra contracter avec lui ? Quel gain retirera le locataire, face à l’épuisement du marché locatif par la disparition des bailleurs, effrayés d’une législation dont ils considèrent qu’elle gèle durablement leurs avoirs ?
Sans doute, face aux profondes modifications de l’économie mondiale, l’accroissement considérable des échanges commerciaux et corrélativement d’une concurrence internationale de plus en plus forte, existe-t-il un désir exacerbé de protection. Mais à ce niveau, comme au niveau national, tout est affaire d’équilibre, afin d’éviter que la protection ne se retourne précisément contre ceux qui en sont les destinataires.
Et le notaire dans tout cela ? Bien sûr, notre fonction n’est-elle pas de donner la mesure de cette protection : comme cela a été souligné, il s’agit d’un équilibre très subtil à réaliser entre les buts poursuivis et la préservation des intérêts de tous, en se gardant bien évidemment de tout recours à une quelconque idéologie. Ce rôle revient au législateur et à lui seul. Mais autant notre vaste champ d’activités que nos quotidiennes et nombreuses rencontres avec nos clients nous permettent de trouver, diagnostiquer, et énumérer les questions qui font difficulté . Cela fait de nous, comme cela a toujours été le cas, une source importante de renseignements et aussi, pour céder à un cliché linguistique « une force de proposition ». Autant dire donc qu’un rapport consacré à la protection ne se résoudra par un appel incantatoire à davantage de protection. Peut-être peut-on protéger mieux en protégeant moins ou... différemment. Et protection ne doit pas rimer avec... déresponsabilisation, voire infantilisation, sauf à vouloir nier un état fondamental de la nature humaine et parvenir ainsi à l’épouvantable univers de « 1984 », effroyablement décrit par Georges Orwell.
Face à l’abondance de la matière qui menaçait d’enfouir cette belle équipe dont je salue et remercie ici tant la compétence, le professionnalisme que la constance sans faille, parti a été pris de se concentrer très naturellement sur les thèmes qui font le quotidien de notre exercice.
La première commission s’est enquise du statut juridique des personnes vulnérables. Son travail a l’immense mérite de reprendre et de clarifier une législation, laquelle, sans que sa réelle efficacité soit véritablement en cause, tient du labyrinthe, ce qui rend sa compréhension voire son utilisation parfois complexe. Elle s’intéresse également aux solutions conventionnelles, où bien entendu le notaire joue un rôle dans le cadre de l’anticipation de la perte des facultés, en décortiquant de la manière la plus détaillée possible le mandat de protection future. Et surtout, elle prend à bras-le-corps la question de la « zone grise ». Nous entendons ici le moment où la personne est victime, pour des raisons liées à l’âge et/ou à la maladie, du déclin de ses ressources cognitives, en dehors de toute prise en compte juridique offi-
cielle, situation de nature à faire peser un risque évident sur la survie du contrat et la responsabilité du rédacteur. Sa moindre vertu n’est pas, à travers une étude fouillée de la jurisprudence, de proposer un guide des bonnes pratiques de nature à éveiller notre attention et de savoir protéger la personne en cause en lançant ou faisant lancer l’alerte auprès du juge. Cette zone que l’on peut, en exagérant à peine, dénommer de « non-droit », appellera des propositions d’amélioration en puisant dans les dispositions législatives existantes. Sans risque, et donc sans gloire, peut-on affirmer que l’actualité des sujets abordés n’est pas près d’être démentie.
Actualité franchement brûlante pour un des thèmes abordés par la seconde commission, qui s’est intéressée à la protection des proches. Le droit de la famille est le terrain d’élection de règles protectrices, en cours d’union, au moment de la transmission entre vifs ou à cause de mort : partage ou non de l’enrichissement réalisé en cours d’union, comparaison des différentes unions et du statut protecteurs qu’elles proposent. Les travaux tentent d’en offrir une vision synthétique et pédagogique tout en rappelant des règles fondamentales que la pratique peut parfois faire perdre de vue. Mais essentiellement, comment ne pas évoquer le sujet sensible de la réserve héréditaire ? À la suite d’une affaire d’héritage dont tous les moyens d’information se sont largement emparés, beaucoup de choses ont été dites, diverses opinions ont été émises, mais très rarement par ceux qui bénéficiaient d’une expérience, et donc d’une légitimité en la matière. L’affaire a fait suffisamment de bruit pour que l’on vienne à s’interroger, sous couvert de favoriser le mécénat, sur la nécessité d’amoindrir, voire de supprimer cette réserve. Les développements qui lui sont consacrés mettent en lumière, de manière dépassionnée et objective, son origine, sa fonction et son évolution. Les lignes consacrées au droit comparé démontrent largement que cette réserve, quoi que l’on veuille nous faire croire, existe partout : simplement, elle s’exerce sous différentes formes, et parfois son montant résulte-t-elle non de critères objectifs et arithmétiques, mais de l’office du juge... À l’heure où il nous est expliqué que le magistrat doit se recentrer sur ses missions essentielles, convenons donc qu’il y aurait quelque paradoxe à le charger de trancher la question de savoir de combien un descendant doit raisonnablement hériter. On attend encore (vainement) à ce jour, la réponse des zélateurs d’un libéralisme testamentaire effréné à cet argument de bon sens. C’est ici l’occasion de voir illustrer le caractère relatif de la protection : on veut protéger et défendre la liberté testamentaire du disposant, quitte à livrer ses descendants pieds et poings liés à un chantage à l’héritage...
Le cadre de vie, et donc le logement ont été passés au crible de la troisième commission. De récentes lois, notamment sur le mandat de protection future, démontrent que le logement de la personne constitue un sanctuaire, qui ne doit être touché qu’en dernier recours. L’étude des dispositions protectrices propres à ce bien s’imposait donc, mais sans se limiter
au seul droit de propriété : le logement peut aussi être celui du locataire, comme cela peut aussi être le seul bien de valeur notable qui est détenu par le propriétaire à l’effet pour lui de compléter une retraite dont il est facile de prédire que dans l’avenir, elle sera réduite à une portion minimum. Caractère relatif de la protection une fois encore mis en évidence : quel intérêt faire prévaloir, en dehors de toute idéologie et de toute idée préconçue ? C’est l’occasion, pour cette commission également, d’établir un tableau clinique des différentes règles qui se superposent en matière de baux d’habitation, et aux termes desquelles on finit par s’apercevoir qu’un même concept – celui de résidence principale – peut recevoir différentes définitions suivant les législations en cause. Véritable maquis qui nuit à la lisibilité des règles et à leur accessibilité, chausse-trapes tendues au locataire comme au propriétaire, une remise à plat paraît indispensable. Par extension, le cadre de vie constitue aussi une composante du logement. A ce sujet, la commission s’interroge les incidences du développement exponentiel de la location saisonnière meublée de très courte durée dans les lieux touristiques et plus particulièrement sur les moyens mis en œuvre pour ébaucher un cadre juridique. Encore un sujet d’actualité à propos duquel la commission a dressé un panorama remarquablement clair et complet des textes et de la fiscalité applicable, avec à la clé cette constatation lancinante suivant laquelle le bailleur se réfugie dans un espace de liberté et de rentabilité qu’il estime – à tort ou à raison – avoir perdu dans le cadre d’un bail d’habitation classique : trop de protection tue-t-elle la protection ?
Vient alors le temps, pour la quatrième commission, de s’interroger sur la place du notaire, homme du contrat et de l’authenticité dans la protection des parties. Celui-ci, par sa fonction, par la force des actes qu’il reçoit, par les conseils qu’il prodigue et par son impartialité, n’est-il pas un élément central d’un dispositif de protection des parties et donc
du consentement, que le législateur aurait, au fil du temps négligé, voire oublié, au point dans certains cas de soumettre des actes pourtant authentiques à une réglementation tatillonne, inutile, au point que l’essentiel finit par disparaître derrière l’accessoire ? Des développements érudits et clairs font un point sur ces questions et rappellent les traits fondamentaux de notre identité notariale, officier public bénéficiant d’une délégation de l’État, et conférant à ses actes une force probante supérieure et l’avantage de la force exécutoire. D’où la nécessité de s’interroger sur certaines obligations, notamment en matière de ventes immobilières, qui paraissent redondantes et faire ainsi double emploi avec les conseils prodigués par le rédacteur et plus généralement la mission d’information dont il est chargé.
Voici donc, hâtivement résumé, la matière immensément fertile brassée par cette belle équipe, qui a su à n’en pas douter en extraire l’essentiel pour réfléchir sur l’idée de protection et proposer d’en renouveler certains axes.
Il n’est de richesses que d’hommes, disait Jean Bodin. Je tiens ici à remercier tous les membres du directoire pour leurs efforts incessants accomplis pendant cette intense période, ainsi que Jean-Pierre Prohaszka qui a bien voulu m’entraîner dans cette belle aventure, dont la réussite doit énormément à ses immenses qualités humaines. Et je ne saurai oublier Bernard Vareille, qui a su exercer un magistère imperturbablement bienveillant, avec tact, humour et totale disponibilité, et bien entendu, mais ceci n’ajoute rien à ce que l’on sait déjà, une vaste compétence. Aucun Congrès ne serait possible sans le dévouement de tous les membres de l’ACNF qui veillent de manière vigilante et avec bonheur à délester l’équipe de tous soucis matériels, pour qu’elle puisse se consacrer entièrement aux travaux du Congrès. Qu’ils reçoivent ici l’expression de ma gratitude.
En tant que rapporteur général, il ne me reste qu’à former deux vœux : le premier est que vous puissiez prendre autant de plaisir à la lecture que j’ai pu en avoir lors de la découverte du travail de chacune des commissions, le second est que ce rapport, par sa richesse, puisse constituer un outil utilisable quotidiennement dans nos offices.