3-512 À la simple information et au conseil dépersonnalisé du monde numérique, les professionnels du droit devraient répondre par une personnalisation toujours plus subtile du conseil délivré reposant sur un raisonnement juridique sur mesure (Section I). À la standardisation et à la vulgarisation des contrats, les professionnels du droit vont répondre par l’élaboration de clauses toujours plus précises à l’aide d’outils numériques adaptés qu’ils devront maîtriser (Section II).
3-513 La personnalisation du conseil, source de sécurité juridique, procède d’un raisonnement juridique mené jusqu’à son terme, c’est-à-dire une conclusion apportée à un cas concret sur le fondement des règles de droit adéquates. Les étapes du raisonnement juridique méritent d’être rappelées (Sous-section I) pour prendre la mesure de la supériorité de l’intelligence humaine, dont celle des professionnels du droit, en termes de personnalisation des conseils, sur l’intelligence artificielle (Sous-section II).
3-514 – Le raisonnement juridique. – Le raisonnement juridique constitue la base de la délivrance d’un conseil personnalisé par le professionnel du droit1116. Un dictionnaire du vocabulaire juridique en donne une définition qu’il importe de reproduire dans son intégralité tant chaque mot est important1117. Le raisonnement juridique est une « opération intellectuelle relevant de la science fondamentale et de l’application pratique du Droit qui, consistant en général dans l’application d’une règle à un cas, suppose : 1/ la recherche et l’affirmation de la règle juridique applicable ; 2/ la recherche et la détermination de son domaine d’application ; 3/ l’analyse du cas particulier (constatations de fait, qualification juridique) ; 4/ la conclusion (en forme d’avis ou de décision, etc.) issue du rapprochement du cas concret qualifié et de la règle abstraite, en quoi l’opération s’appuie sur la logique formelle (prenant parfois la forme d’un syllogisme)1118, tout en faisant une part importante à la dialectique (notamment dans la détermination du domaine d’application), le raisonnement prenant, en définitive, des orientations sensiblement différentes selon qu’il a pour objet une série de cas (raisonnement explicatif d’une réforme) ou la solution d’un litige (consultation doctrinale, décision de justice) et, s’il s’agit du raisonnement judiciaire (dans lequel les faits de l’espèce ont leur importance), selon qu’il est manié par le juge dans sa décision, par l’avocat dans sa plaidoirie, par son adversaire, par le ministère public dans ses observations… ».
3-515 – Les paramètres juridiques. – La première étape du raisonnement juridique nécessite de connaître les règles de droit pour être en mesure de déterminer celle applicable au cas précis. Une fois défini, son champ d’application sera déterminé lors de la deuxième étape. Ces paramètres purement juridiques sont à même d’être réalisés aussi bien par l’homme que par la machine. Cette dernière sera d’ailleurs beaucoup plus rapide dans l’exécution de ces étapes que l’humain1119.
3-516 – Les paramètres non juridiques. – La troisième étape du raisonnement juridique nécessite des paramètres non juridiques. L’analyse du cas particulier implique de connaître précisément l’environnement du client. Des objectifs d’ordre psychologique (volonté de privilégier un enfant plutôt qu’un autre, volonté de rédiger un testament avant une opération chirurgicale, d’exhéréder le conjoint…), économique (baisser ses impôts, augmenter ses revenus…), patrimonial (vendre un actif plutôt qu’un autre, acquérir ou donner…)… entreront en ligne de compte. Au fil des échanges et discussions entre le client et le professionnel, toutes ces informations sont ensuite classées et priorisées par degré d’importance. Les risques seront aussi répertoriés et mesurés selon les objectifs donnés. Au-delà de toutes ces informations indispensables, pour la quatrième étape, le professionnel utilisera (plutôt inconsciemment d’ailleurs) ses propres valeurs morales, ses émotions, sa sensibilité selon ce qu’il aura vu, entendu, pensé ou ressenti. Autant de capacités intuitives inhérentes au cerveau humain que ne peut reproduire la machine1120.
3-517 – Définition de la consultation juridique à revoir ? – Plus particulièrement, le rapport de la Mission relative à l’avenir de la profession d’avocat, remis le 26 août 20191121, attire l’attention sur l’impact de l’IA sur la notion même de « consultation juridique »1122. Elle relève que la « prestation intellectuelle syllogistique consistant à analyser la situation de fait qui lui est personnelle pour y appliquer ensuite la règle de droit abstraite correspondante », décrite par la Cour de cassation1123 va être profondément bouleversée par l’IA. Selon le rapport, l’IA sera à même de donner des réponses structurées, en langage naturel, équivalentes à l’application d’une règle de droit abstraite à une situation individuelle. Le rapport préconise de définir la consultation juridique sous un angle téléologique, à l’image du droit allemand1124. Ainsi toute activité relative à la conduite des affaires concrètes d’autrui nécessitant un examen juridique du cas individuel doit être qualifiée de prestation juridique. « Le besoin des consommateurs est donc déterminant et le service est défini par rapport à sa finalité. Repartir ainsi du besoin du consommateur permettrait de disposer d’une définition qui ne dépendrait pas du niveau que pourrait atteindre l’intelligence artificielle. »
3-518 – Aujourd’hui. – L’opération « intellectuelle » précitée se rapporte à l’intelligence. Selon la sensibilité de l’auteur de la définition, le terme « intelligence » renverra tantôt à une capacité exclusivement humaine1125, tantôt à une capacité pouvant ne pas être humaine1126. Pour les acteurs du monde numérique les plus audacieux, l’IA serait donc à même de tenir un raisonnement juridique. Cela supposerait que la logique des algorithmes soit compatible avec la rationalité du droit. Cela supposerait également que la machine puisse qualifier, interpréter puis appliquer la bonne règle de droit à l’aide de données objectives, c’est-à-dire qu’elle puisse suivre les étapes de 1/ à 4/ précitées en appliquant le bon syllogisme juridique. Qu’en est-il réellement ? À ce jour, il semble que l’IA soit d’ores et déjà en mesure d’effectuer les deux premières étapes du raisonnement juridique précité basées sur la recherche1127. C’est à tout le moins ce que semble démontrer une étude comparative américaine de 2018. Dans le cadre d’une compétition, il avait été demandé à des humains (vingt lawyers) et à un logiciel utilisant l’IA (LawGeex) de comparer le contenu de cinq accords de confidentialité pour rattacher chaque passage identifié des contrats à trente thèmes prédéfinis1128. À noter qu’il n’a pas été demandé aux participants d’effectuer une analyse juridique de l’opportunité, de la clarté ou de la légalité des clauses. Les résultats moyens du groupe ont démontré que la machine a obtenu, dans tous les thèmes définis, de meilleurs résultats que l’humain. Même si une étude plus précise démontre toutefois que deux humains ont de meilleurs résultats que la machine dans l’analyse de certains contrats. Cette étude ne démontre aucunement la capacité d’une machine à tirer des conclusions d’analyses qu’elle n’opère pas. Elle démontre cependant que la machine est globalement meilleure et surtout plus rapide que l’humain dans la recherche de l’information. En effet, alors que les humains ont employé un temps moyen de 92 minutes à l’analyse de ces cinq contrats (51 minutes au minimum, 156 au maximum), la machine n’a mis que 26 secondes ! Et c’est peut-être là tout l’intérêt de l’IA actuellement pour les professionnels du droit : gagner du temps dans la recherche et la collecte des informations pour en consacrer davantage à leurs analyses et aux conclusions à en tirer. Le conseil juridique s’en trouvera amélioré et la sécurité juridique renforcée. Car, à ce jour, l’IA ne semble pas être en mesure d’effectuer les étapes 3/ et 4/ du raisonnement juridique prédéfini que seul l’esprit humain est en mesure d’appliquer. En effet, pour la plupart des auteurs, l’IA n’est pas l’intelligence humaine. Ainsi, comme le rappelle justement Ch. Gijsbers, « les règles de droit ne sont pas conçues et formulées en vue de leur application par des automates mais en vue d’une solution juste que seule l’intervention d’un homme peut pleinement apporter »1129. Ce même auteur rappelle avec un sens certain de la formule que l’esprit juridique n’est pas l’esprit géométrique en se référant au raisonnement totalement stéréotypé et à la froide logique de la pensée algorithmique. Un autre auteur écrivait en 2018 que l’IA ne comprend pas les raisonnements humains, elle ne sait rien de plus sur ce qu’est la justice, elle est seulement passée du côté marketing1130. D’autres auteurs s’amusent à comparer l’Homme à la machine1131. Ils soulignent « l’adaptabilité, l’agilité et la flexibilité de l’homme, sa curiosité, sa motivation de progresser, sa capacité d’analyse, son intelligence émotionnelle » que n’a pas la machine. L’IA ne sait pas être empathique. Enfin, encore très récemment, un auteur affirme même que l’intelligence artificielle n’existe pas et qu’il s’agit d’une erreur de langage1132.
Tout au plus peut-on parler de capacité cognitive ou mémorielle augmentée, mais pas d’intelligence telle qu’elle est définie habituellement.
L’IA ne sait traiter de cas très précis que si des informations spécifiques lui sont délivrées en très grand nombre. L’IA ne sait pas généraliser. Et encore faut-il que les données qui l’alimentent ne soient pas biaisées par des partis pris ou par des lacunes, voire des discriminations. En effet, de telles données fausseront à leur tour les algorithmes qui donneront un résultat biaisé qui alimentera de nouveau la data et ainsi de suite. L’IA ne sait pas apporter des correctifs au résultat trouvé. Elle ne fera jamais plus que ce que l’homme lui aura demandé1133. Si aujourd’hui l’IA n’est pas en mesure d’effectuer toutes les étapes du raisonnement juridique, qu’en sera-t-il demain ?
3-519 – Et demain ? – Pour les adeptes des nouvelles technologies, le jour où l’IA sera à même de tenir un raisonnement juridique constitue un terme dont l’échéance est inéluctable et l’arrivée progressive. Au fur et à mesure de son développement, l’IA dite faible1134 sera en mesure d’effectuer le travail d’analyse (le 3/) d’une situation juridique par le développement de sa capacité à croiser les informations. En revanche, la dernière étape du raisonnement juridique, telle que prédéfinie, nécessite une IA dite forte1135 qu’aucun logiciel n’est en mesure de développer à moyen terme. Pour B. Dondero et B. Lamon, « l’iA forte, celle qui sera capable de voir un problème dans toutes ses dimensions logiques, mais aussi passionnelles, psychologiques, stratégiques, est encore loin »1136. Selon L. Julia, « pour arriver à de la vraie intelligence artificielle, il faudra recourir à d’autres méthodes que celles utilisées aujourd’hui. S’agira-t-il de méthodes avec de la biologie, de la physique, du quantum… sans doute un mix de tout cela. Je pense en tout cas qu’il faudra une approche multidisciplinaire »1137.
L’IA sera peut-être un jour en mesure de concurrencer l’intelligence humaine, mais pas avant cent ou deux cents ans !1138.
3-520 Après le raisonnement juridique, le conseil personnalisé se traduira par la rédaction de clauses appropriées aux spécificités du contrat envisagé. Cela implique pour les professionnels du droit de contrôler les logiciels de rédaction d’actes (LRA) pour en maîtriser le contenu (Sous-section I). Cela implique aussi d’être en mesure de modifier à loisir les trames et formules proposées par ces mêmes logiciels de rédaction d’actes pour les adapter aux particularités du dossier (Sous-section II).
3-521 Le domaine de la rédaction des contrats pour les professionnels du droit est très impacté par les nouvelles technologies et notamment par l’IA1139. Une multitude de logiciels d’aide à la rédaction d’actes (LRA) ont été créés ces dernières années. Il continue d’en naître de nouveaux tous les ans pour assister les professionnels dans la rédaction de leurs actes. Jusqu’à récemment, ces LRA avaient peu d’interfaces avec les clients qui s’en remettaient aux intermédiaires professionnels. Depuis peu, ces LRA font évoluer leur offre de services en développant de nombreuses interactions avec les partenaires, les clients, d’autres prestataires1140… Mais la plupart de ces LRA n’ont pas été créés par des professionnels du droit. Or, ce sont précisément ces derniers qui détiennent les clés de la connaissance et la logique du raisonnement juridique. Il est primordial que les juristes restent au cœur du système pour maîtriser les LRA et le contenu des contrats proposés1141. Les instances représentatives des professions juridiques tentent de réagir.
Pour les avocats, les instances représentatives ne sont pas à l’origine de logiciels spécifiques de rédaction. Si certains ont vu le jour grâce aux incubateurs de la profession, la plupart ont une origine extérieure.
Pour les huissiers de justice, le logiciel HDJBOX1142 permet de faciliter la rédaction des constats sur site. Il a été validé par l’association GHJAI1143, qui a participé à son développement en tant que conseil.
Pour les notaires, les progiciels fournis par les trois principales sociétés de services et d’ingénierie informatique (SSII) auxquelles recourent les notaires doivent tous respecter un cahier des charges strict établi par l’instance représentative. Ce cahier des charges permet ainsi de « maîtriser » et « aiguiller » autant que faire se peut les grandes orientations de la profession.
3-522 Le juriste professionnel de demain devra être en mesure de faire évoluer son offre de services en recourant à de nouveaux logiciels spécifiques. Ces logiciels du futur contiendront par exemple des smart contracts adaptés à certains types de dossiers avec clause pénale, ou un algorithme de calcul des dommages et intérêts. Pour élaborer ce langage de programmation de haut niveau, les professionnels du droit devront collaborer avec d’autres spécialistes, tels que des informaticiens, développeurs, codeurs1144. Ces derniers seront rémunérés par les professionnels du droit qui devront rester maîtres de leur outil pour que le raisonnement juridique constitue la base de la programmation. Le professionnel du droit deviendra alors un juriste-codeur qui devra s’assurer en conséquence1145. La robotisation des contrats par les juristes eux-mêmes sera leur prochain Eldorado1146.
3-523 – Principe. – Les logiciels de rédaction d’actes (LRA) proposent aujourd’hui aux juristes professionnels des contrats clé en main, contenant des clauses types prérédigées. Les contrats deviennent du prêt-à-porter alors même que les spécificités de chaque dossier devraient inciter à du sur-mesure. Ainsi les logiciels doivent rester une aide à la rédaction pour le juriste, en aucun cas un substitut1147. Ces logiciels laissent l’entière liberté aux rédacteurs de modifier les trames en ajoutant certaines clauses ou en en supprimant selon les particularités des actes sollicités par les clients. Les clauses proposées par le LRA peuvent aussi être réécrites. En pratique, il n’est pas rare que les rédacteurs complètent leurs actes de clauses spécifiques attirant tout particulièrement l’attention du signataire sur les conséquences de son engagement et les éventuels risques encourus1148. Ces précisions visent à satisfaire davantage le devoir de conseil du professionnel. Elles doivent toutefois se différencier de la reconnaissance de conseils donnés extérieure à l’acte, ayant plus particulièrement pour objet l’opportunité des solutions retenues dans l’acte1149. C’est alors, comme le souligne fort justement un auteur, que l’art de la formule retrouve tout son sens1150. Pour ce même auteur, cet art de la clause n’est pas qu’une simple formulation linguistique. Derrière ces termes se trouve l’âme du rédacteur, ce qui constitue une part de son identité1151. Ainsi pour les notaires, l’acte authentique est celui reçu et dressé par un officier public1152. Le terme « dressé » ne doit pas être interprété de façon trop réductrice1153. À travers sa mission, le notaire doit être perçu plus largement comme celui qui « fabrique l’acte, en façonne le contenu ». L’acte authentique est donc l’œuvre intellectuelle de l’officier public qui le rédige. Il apprécie la justesse et l’opportunité de chacune des clauses qui le composent. La suppression ou l’adjonction à la trame proposée de dispositions spécifiques nécessite des compétences juridiques apportées par les professionnels du droit.
3-524 – Atténuation du principe. – Ceci étant, il faut bien admettre que les professionnels du droit font eux-mêmes du prêt-à-porter. Mais, même lorsqu’ils le font, ils restent présents et supervisent le prêt-à-porter en l’adaptant dans une sorte de « semi-mesure ». La robe montée par le notaire n’est pas de la haute couture dans chaque dossier, mais dans chaque dossier le notaire « couturier » est présent et permet d’assurer que le prêt-à-porter tombe bien et peut l’ajuster au besoin1154. Il faut enfin reconnaître aussi que l’évolution rapide des logiciels fait que le sur-mesure d’aujourd’hui constituera le prêt-à-porter de demain. Le juriste devra continuer à s’adapter en élaborant alors un nouveau sur-mesure et ainsi de suite au gré des évolutions du droit positif, en remettant continuellement son ouvrage sur le métier.
Les notaires s’adaptent et se transforment à la bonne vitesse et de manière stratégique, en meute. Il se crée d’ores et déjà un écosystème de partenaires informatiques. S’ils continuent à progresser de la sorte, ils ne seront pas remplacés par les géants de l’IA1155.
Les professionnels du droit doivent poursuivre leurs efforts pour s’approprier les nouvelles technologies numériques et garder ainsi la maîtrise de la délivrance d’un conseil toujours plus avisé et personnalisé, élément indispensable de la sécurité juridique en matière contractuelle.