3-250 Les smart contracts sont des programmes informatiques. Déployés par des informaticiens dans un but économique, ils posent la question de leurs conséquences en droit. « Le code juridique n’a pas vocation à s’incliner devant le code informatique »449. Qualifier juridiquement le smart contract au regard du droit positif s’avère complexe (Section I). Le confronter aux principes généraux du droit des contrats aide à percevoir les enjeux d’une rencontre réussie entre la technologie et le droit (Section II).
3-251 Le smart contract traduit la volonté des parties de manière simple et fiable dans un code informatique réputé immuable. Le procédé est séduisant, mais suscite de nombreux questionnements au regard de sa qualification juridique. Est-il un contrat ou l’une de ses modalités d’exécution ? (Sous-section I). Plus largement, doit-il être qualifié d’acte ou de fait juridique ? (Sous-section II).
3-252 Smart contract, « contrat intelligent », « contrat automatisé », « contrat autonome » « contrat autoexécutant »… Ces dénominations tendent à identifier le smart contract à un contrat. Le choix des concepteurs crée la confusion et la question divise.
Qualifier juridiquement le smart contract au regard de la notion de contrat (§ I), de ses modes de preuve (§ II), et de ses modalités d’exécution (§ III) s’avère fondamental pour déterminer son régime juridique.
3-253 Le contrat gouverne les rapports économiques et sociaux des parties. Il trouve sa place dans la pyramide de Kelsen comme un corps de règles ayant une autorité et une autonomie juridique.
Pour être reconnu comme un contrat, le smart contract doit répondre à différents critères.
3-254 – Acte d’organisation des rapports économiques et sociaux. – Le contrat est un acte d’anticipation. Il a pour objectif de garantir aux parties une certaine maîtrise de leur avenir. Il organise l’exécution de leurs engagements. Il crée, modifie, transmet, éteint les obligations voulues par les parties (C. civ., art. 1101). En tant qu’acte d’organisation, il peut aller au-delà de la vie des obligations et déterminer les conséquences de leur non-exécution.
À l’instar du contrat, le smart contract est parfois considéré comme « l’avenir anticipé, du futur irrévocablement engagé »450. L’automatisation smart contractuelle apparaît comme l’anticipation de l’avenir. Son enregistrement sur la blockchain rend son exécution irrévocable.
3-255 – Autorité juridique. – Pour Hans Kelsen, le contrat est un acte juridique créateur de normes au même titre que la loi. Sa particularité et ce qui l’en distingue tiennent à ce qu’un accord de volonté (C. civ., art. 1101) est à l’origine de sa création451.
Reconnaître une autorité juridique au smart contract revient à admettre qu’il crée du droit. Le smart contract est avant tout un programme informatique. Il met en œuvre la boucle conditionnelle « If this… then that… » voulue par les parties. Elle est un moyen choisi par les parties parmi d’autres.
Le smart contract produit des effets juridiques, mais il n’a pas d’autorité juridique lui-même. « Les algorithmes régulent, mais c’est le droit qui dicte les modalités de régulation »452.
3-256 – Autonomie juridique. – En tant que norme, le contrat est un acte autonome. Cette autonomie est limitée par son effet relatif entre les parties. Il s’impose aux personnes l’ayant voulu dans le respect des lois impératives.
Certains défendent l’idée d’un smart contract code453, réduisant le contrat au seul code informatique. Le smart contract aurait la même autonomie juridique qu’un contrat.
Le smart contrat n’a de valeur juridique que parce que les cocontractants l’ont choisi pour organiser la boucle conditionnelle prévue au contrat. Le smart contract est distinct du contrat qu’il met en œuvre. Il en est l’accessoire. Il est sous la dépendance du contrat. Son autonomie est essentiellement technique. Il exécute de manière autonome la boucle conditionnelle préalablement programmée pour exécuter le contrat.
3-257 – Contenu du contrat. – La notion de « contenu » du contrat a été introduite par l’ordonnance du 10 février 2016454. Il doit être licite et certain (C. civ., art. 1128, 3o). La licéité du contrat est une condition de sa validité. Mais le smart contract peut être utilisé pour mettre en œuvre un accord illicite. Par exemple, des concurrents pourraient s’entendre sur une stratégie tarifaire et l’ancrer dans un smart contract pour appliquer automatiquement le prix convenu. L’automaticité garantit les parties à l’entente qu’aucune d’entre elles n’y mettra brusquement fin455. L’objet illicite du smart contract n’est pas un obstacle à son enregistrement sur la blockchain. Ainsi, l’utilisation des smart contracts « transforme (…) les ententes illégales en jeux coopératifs »456
3-258 – Support du contrat. – Pour certains, le smart contract s’analyserait comme un contrat sui generis. « [L]’intention déclarée, acte juridique unilatéral, n’est pas dissociable de la conclusion ou de l’exécution du contrat, mais fait partie intégrante de ce dernier »457. Le negotium se déduit de l’instrumentum. Le seul smart contract, sans contrat préalable ou concomitant, programmé dans la blockchain suffirait à constater l’accord de volontés.
La méprise entre le contrat et le smart contract vient notamment de la confusion entre l’accord de volontés et son support. Le contrat est le fruit de la rencontre des volontés458, lesquelles peuvent « résulter d’une déclaration ou d’un comportement non équivoque » (C. civ., art. 1113). Le principe du consensualisme est retenu dans la plupart des systèmes juridiques occidentaux. Il relève d’une certaine instantanéité. Le contrat existe dès l’accord entre les parties. Peu importe qu’il se matérialise ensuite par une poignée de main, par un écrit459, ou par un smart contract460.
Le smart contract est-il un contrat ?
Éléments de réponse apportés par nos pays voisins
Les juristes occidentaux considèrent majoritairement que le smart contract n’est pas un contrat.
Au Royaume-Uni, les juristes excluent l’éventualité de lier entre elles les parties par un système automatisé461.
Me Gillioz, avocat à Genève, lève trois oppositions à la qualification juridique de contrat du smart contract. Le code informatique est dénué d’autonomie. Un contrat ne peut être codé dans son entier. Seules les clauses opérationnelles peuvent faire l’objet d’un codage. Le code n’aura un caractère exécutoire que si la loi ou le contrat le permet462.
En Belgique, le principe du consensualisme domine le droit des contrats. M. Marique a consacré une étude au smart contract au regard du droit belge463. Il écarte la qualification de contrat du smart contract. La formation du contrat ne peut avoir lieu par son inscription sur une blockchain. Qualifié de « néant contractuel », l’intervalle entre l’accord et son inscription est contraire au principe du consensualisme. La technique des proofs of work464nécessite une puissance de calcul importante. La technologie donne priorité aux parties prêtes à payer pour que leur contrat soit inscrit sur la chaîne. L’inexorabilité du smart contract porte par ailleurs atteinte à la liberté de contracter ; les parties ne pouvant pas décider de laisser le contrat inexécuté ou de le modifier. Ces réflexions amènent à la conclusion que « les smart contracts ne peuvent être qu’un accessoire à un contrat principal »465.
En revanche, l’Arizona a reconnu l’existence du smart contract dans une loi de mars 2017466 : « Une signature sécurisée par la technologie blockchain est considérée comme sous forme électronique et comme signature électronique. Un enregistrement ou un contrat qui est sécurisé par la technologie blockchain est considéré comme étant sous forme électronique. Des contrats intelligents peuvent exister dans le commerce. Un contrat relatif à une transaction ne peut se voir refuser l’effet juridique, la validité ou la force exécutoire ».
3-259 Sur le plan juridique, le smart contract ne répond pas à la définition du contrat.
Sur le plan idéologique, défendre l’idée d’un smart contract code467, réduisant le contrat au seul protocole informatique, est une démarche dangereuse468. Le contrat est et doit rester l’accord des parties. Il ne s’agit aucunement de nier l’intérêt du smart contract, mais de lui concéder la bonne place dans le processus contractuel. Il n’a pas vocation à remplacer les outils juridiques existants, mais à les compléter efficacement.
Il pourrait être utilisé afin de prouver son existence et son contenu (C. civ., art. 1359) (§ II).
3-260 – Le principe de la preuve littérale. – L’acte juridique se prouve par écrit (C. civ., art. 1359). Un écrit est une suite de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d’une signification intelligible, quel que soit leur support (C. civ., art. 1365). Le code informatique est une suite de caractères répondant incontestablement à la première partie de la définition de l’écrit.
Les parties doivent être identifiables. Leur identité ne doit pas nécessairement être révélée. En revanche, l’identifiant doit permettre de relier l’écrit au contractant (C. civ., art. 1366).
3-261 – L’intelligibilité469. – L’intelligibilité du smart contract pose question à deux niveaux.
Il est théoriquement l’image codée de l’accord des parties. En réalité, c’est un procédé technique et non un contrat. Il exécute le code transcrit par un programmeur et s’impose à des parties ne le comprenant pas nécessairement. Peut-on considérer qu’un code est intelligible parce qu’il est compris par un programmeur alors qu’il ne l’est pas par les cocontractants eux-mêmes ?
Il transcrit uniquement les clauses opérationnelles du contrat. Déterministe, le smart contract s’actionne lorsque les conditions fixées sont remplies. Prise séparément du contrat, il s’agit d’une application logicielle ne reflétant pas un contexte, une négociation ou un rapport humain. Le smart contract ne permet pas de comprendre la raison motivant sa mise en place. Il permet son exécution pratique. Le smart contract est donc une suite de caractères lisibles, mais peut-on dire qu’il est intelligible ex nihilo ? Il est permis d’en douter.
3-262 – La signature. – La signature est l’élément matériel reliant l’écrit au contractant (C. civ., art. 1366). Le règlement dit « eIDAS »470 en distingue trois catégories : simple, avancée et qualifiée. Seule la dernière bénéficie de la présomption de fiabilité de l’article 1367 du Code civil (C. civ., art. 1367)471. Une signature qualifiée est un dispositif exclusivement lié au signataire et permettant de l’identifier. Toute modification ultérieure à la signature doit être visible. Un prestataire de confiance délivre un certificat attestant de la réunion de ces conditions472.
Une blockchain publique fonctionne avec des clés asymétriques473. Seul son détenteur connaît la clé privée. Elle permet au destinataire de déchiffrer le message. Le chiffrement asymétrique permet de déterminer l’expéditeur d’un message, car la clé privée est propre à un participant donné. En revanche, il ne l’oblige pas à révéler son identité474. À l’inverse, une blockchain privée ou hybride limite les participants ou les contraint à se dévoiler. Le lien entre la signature et le signataire peut être établi.
Un smart contract déployé sur une blockchain s’approuve par le biais des clés asymétriques de chacun des utilisateurs. En l’absence d’identification, cette validation ne peut pas être considérée comme une signature électronique qualifiée. Elle ne bénéficie donc pas de la présomption de fiabilité de l’article 1367 du Code civil (C. civ., art. 1367). Un tribunal ne peut pas l’accepter sur le seul fondement de sa forme. En revanche, l’effet juridique et la recevabilité d’une signature électronique ne peuvent être refusés par les tribunaux au seul motif que cette signature se présente sous une forme électronique ou qu’elle ne satisfait pas aux exigences de la signature électronique qualifiée475.
Techniquement, ajouter à la blockchain une fonctionnalité de signature qualifiée est envisageable. Cette voie permettrait de présumer fiable la signature du smart contract.
Toutefois, l’intervention d’un tiers certificateur semble contraire à l’idéologie de la blockchain. Sans atteindre l’efficacité d’une signature qualifiée au regard de la présomption de fiabilité, des startups proposent des solutions pour une meilleure gestion de l’identité numérique. Par exemple, uPort a mis en place des contrats de proxy476 sur la blockchain Ethereum. Destinés à jouer le rôle d’intermédiaire de confiance, ils renforcent la qualité de l’identification des parties477. La jurisprudence récente témoigne de la volonté de la Cour de cassation d’apprécier la fiabilité au cas par cas, sans se borner à la constatation de la seule absence d’une signature qualifiée478. Actuellement, ces procédés non sécurisés au regard de la loi ne peuvent pas être considérés comme un mode de preuve infaillible. Mais les tribunaux peuvent les considérer comme recevables.
3-263 Au regard de sa forme indéchiffrable par les parties auxquelles le smart contract s’impose et à son mode de signature ne répondant pas à la présomption de fiabilité, le smart contract ne peut pas avoir la nature d’écrit.
L’efficacité mise en avant par ses promoteurs plaide pour un mode d’exécution du contrat (§ III).
3-264 – L’exécution du code par le smart contract. – Les parties décidant dans le contrat de l’exécution de leurs obligations via un smart contract acceptent :
son automaticité : le smart contract soustrait l’exécution du contrat à leur volonté. Le contrat traduit informatiquement sera appliqué dans tous les cas prévus par la boucle conditionnelle « If this… Then that… » voulue par les parties. L’exécution du contrat ne relève pas du bon vouloir du débiteur, ni de ses capacités financières, mais de l’accomplissement de conditions prédéfinies ;
son déterminisme : l’accomplissement de telle condition a toujours la même conséquence ;
son irréversibilité : la blockchain est considérée comme un dispositif d’enregistrement infaillible. Or, le smart contract étant une application de la blockchain, il en emprunte les caractéristiques. La boucle conditionnelle programmée et enregistrée sur la blockchain en vertu du contrat s’appliquera en toutes circonstances.
L’ensemble de ses caractéristiques font incontestablement du smart contract un mode d’exécution de la boucle conditionnelle. Le smart contract applique le code informatique lui ayant été dicté. Qu’il devienne un mode d’exécution du contrat dépend de la qualité de la traduction. Résultat d’un programme, il ne préjuge pas de la validité des conditions convenues. Il est aveugle à l’accord des parties. Seule la qualité de la programmation permet au smart contract d’exécuter le contrat conformément à la volonté des parties.
Le smart contract est un programme informatique, non un dispositif juridique. Le qualifier juridiquement en tant que mode d’exécution permet cependant de mieux cerner sa fonction.
3-265 À première vue théorique, le clivage entre « acte juridique » et « fait juridique » a des enjeux pratiques importants (§ I). La définition légale de l’acte juridique et l’étude de la jurisprudence donnent des éléments de réponse à la question de la qualification du smart contract (§ II).
3-266 Enfermer le smart contract dans une opposition bipartite peut sembler artificiel. Cette approche revient à considérer l’acte de qualifier comme une opération de classement sans autre objectif479. Mais la qualification transforme le fait en droit. Elle « permet de saisir le réel »480. Au-delà de son effet structurant, la qualification emporte l’application d’un régime juridique.
3-267 L’acte juridique se définit comme une manifestation de volonté ayant l’objectif de produire un effet juridique481. Le fait juridique est un agissement intentionnel ou non auquel la loi attache une conséquence juridique482. La distinction ne tient pas à l’intention d’agir, mais à la volonté d’engendrer un effet de droit. « Les réalités concrètes rendent les qualifications extrêmement difficiles »483.
Les droits anglo-saxons ne connaissent pas l’acte juridique. Néanmoins, ils retiennent également une classification bipartite. Le contract est une promesse ou un accord entre les parties. Il les engage. Le tort est la situation dans laquelle la violation d’une règle de droit, d’un devoir légal ou moral oblige la personne qui l’a commise à réparer le dommage causé. Comme en droit français, la notion de volonté est déterminante. Le contract est un acte de volonté tandis que le tort crée des effets de droit non recherchés.
La Common Law est basée sur une approche casuistique. Les droits anglo-saxons se fondent sur les précédents cas jugés pour classifier chaque situation. La logique est inverse au droit latin. Pourtant, l’objectif est similaire au droit français : qualifier. Chaque tort a un régime juridique. Il diffère selon la matière, qu’il s’agisse de la preuve, de la responsabilité, etc.
Ce regard porté sur le droit anglo-saxon atteste du bien-fondé de la démarche de qualification juridique du smart contract. Ce n’est pas une problématique franco-française, mais bien une étape nécessaire à l’application du droit.
3-268 – Capacité. – À la différence du fait juridique, l’acte juridique suppose la capacité des parties. La volonté sous-tend la capacité. Une personne à l’origine d’une opération doit pouvoir appréhender les conséquences de sa décision.
3-269 – Preuve. – La qualification entre acte ou fait juridique présente un enjeu de taille en la matière. La preuve du fait juridique est libre. Celle de l’acte juridique est préconstituée par un écrit (C. civ., art. 1364).
3-270 – Autonomie. – Les actes juridiques peuvent vivre par eux-mêmes. Ils ont une existence propre. Les faits juridiques licites (quasi-contrats) et illicites (délits et quasi-délits) doivent être reconnus en justice484.
3-271 – Confrontation du smart contract à l’acte juridique. – Le smart contract n’est pas un contrat. Cela ne signifie pas que le smart contract ne soit pas un acte juridique. Confronter le mécanisme du smart contract à la définition légale de l’acte juridique alimente la réflexion.
3-272 – Caractéristiques de l’acte juridique. – Les actes juridiques sont définis dans une approche chronologique485 comme « des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Ils peuvent être conventionnels ou unilatéraux » (C. civ., art. 1100-1).
L’opération d’ensemble se compose de trois éléments : une manifestation de volonté, des effets de droit et un lien entre les deux.
3-273 – La manifestation de volonté. – La manifestation de la volonté constitue le fait générateur. Le passage à l’acte reflète la liberté des parties à l’origine de la situation juridique créée. À l’inverse, le fait juridique a des effets juridiques malgré lui. La dimension intentionnelle oppose l’acte volontaire au fait.
La volonté apparaît comme un élément fort de la définition de l’acte juridique. Elle est l’expression de l’autonomie de chaque individu dans l’organisation d’une situation juridique. Sa manifestation n’est pas toujours tranchée de manière nette. Par exemple, le contrat d’adhésion est considéré comme un acte juridique (C. civ., art. 1110, al. 2). La nature d’acte juridique apparaît logique s’agissant d’un contrat. Mais, elle prête à interrogation au regard de l’élément psychologique. En effet, la manifestation de la volonté est mince dans un acte d’adhésion. En général, l’acceptation porte uniquement sur l’obligation principale. L’ensemble des autres effets créés par le contrat sont voulus par la partie forte et subis par la partie faible.
Lors de la mise en place d’un smart contract, le programmeur est généralement mandaté par une partie forte. Peu de place est laissée à la volonté de la partie faible. Le smart contract fonctionne sur un processus « If this… then that… ». La partie faible subit l’exécution automatique des conditions fixées par la partie forte. Pour autant, cela n’est pas suffisant pour écarter la qualification d’acte juridique.
La volonté doit être manifestée. Elle doit donc être extériorisée. Se pose alors la question de la validité d’une volonté tacite existant en dehors de toute manifestation. La manifestation pourrait résulter de l’effet produit. Le smart contract pourrait être une marque de la volonté des parties. Il s’exécute parce que les parties en ont exprimé la volonté précédemment ou même concomitamment.
3-274 – Les effets juridiques. – Les effets juridiques ne permettent pas de faire la différence entre un acte et un fait juridique. L’efficacité atteinte par certaines situations de fait peut créer la confusion avec des situations juridiques organisées volontairement486. La place de la volonté est importante dans la qualification de l’acte juridique. Mais une manifestation de volonté ne constitue pas à elle seule un acte juridique487. Elle ne doit pas occulter la phase d’exécution contribuant à objectiver l’efficacité produite. Les effets font partie intégrante de la qualification. Le smart contract peut être envisagé comme un effet consécutif à une manifestation de volonté. Le contrat fiat (manifestation de volonté) et le smart contract (effet juridique) formeraient ensemble un acte juridique.
3-275 – Le lien entre la manifestation de volonté et les effets. – Une lecture littérale de l’article 1100-1 du Code civil (C. civ., art. 1100-1) aboutit à une conception volontaire et donc subjective de l’acte juridique. L’emploi du terme « destinée » lie l’effet de droit à l’intention des parties. L’expression de la volonté avec l’objectif d’avoir des conséquences de droit fonde l’acte juridique. La qualification repose donc sur l’élément psychologique, la volonté des parties. L’approche chronologique488 est une conception purement subjective.
Certains courants doctrinaux plus mesurés considèrent que la qualification ne peut pas résulter uniquement de l’élément psychologique. Ils proposent d’objectiver les critères de qualification de l’acte juridique. Pour certains, seule l’expression de la volonté alliée à l’aménagement des effets du contrat dès son origine permet de retenir la qualification d’acte juridique. D’autres ont une approche dialectique. Ils proposent de qualifier en acte juridique « toute situation nouvelle établissant une combinaison de la volonté et d’éléments objectifs en vue de produire un résultat destiné à satisfaire un besoin individuel, ou plus largement une fin particulière à un ou plusieurs sujets »489. D’autres encore vont jusqu’à omettre la volonté. L’acte attache des effets juridiques à un intérêt, ce qui le distingue du fait juridique490. La doctrine majoritaire retient que la manifestation de volonté doit être destinée à réaliser l’objet de l’acte et être nécessaire à sa production491. Exiger un lien de nécessité entre la volonté et l’effet de droit « stabilise la qualification en la rendant indépendante des fluctuations subjectives d’intention »492.
3-276 – Les principaux arguments en faveur de la qualification du smart contract en acte ou fait juridique. – Le smart contract est un objet non identifié. Il n’est pas le contrat. Il en est un effet, sans que cela ne préjuge de sa qualification en acte ou fait juridique.
En faveur de l’acte juridique, l’approche chronologique laisse penser que le smart contract peut être une étape de l’acte juridique au même titre que le contrat dont il assure l’exécution493. S’il est admis que chaque action peut être qualifiée d’acte juridique au sein d’une opération, le smart contract peut être qualifié d’acte juridique autonome. Néanmoins, son existence est attachée au contrat qu’il exécute. L’autonomie du smart contract est uniquement liée au processus technique sur lequel les parties perdent toute emprise.
Le smart contract est destiné à rendre l’exécution de la volonté des parties inéluctable. Il est la production sans faille de la volonté des parties exprimée initialement. En cela, il est un lien entre la manifestation de la volonté et l’exécution. Ce lien peut être considéré comme une contribution à l’acte juridique sans toutefois être autonome vis-à-vis de l’opération d’ensemble.
En faveur du fait juridique, il peut être retenu que le smart contract est un élément technique concourant à l’efficacité juridique de l’acte. Il est un processus destiné à rendre l’exécution de la volonté des parties inéluctable. Le fait juridique « s’oppose, non pas à l’acte juridique, que tout au contraire il absorbe, mais au fait purement matériel, c’est-à-dire qui n’emporte pas de conséquences juridiques directes »494. Conséquence du contrat conclu initialement, le smart contract est un code sans valeur juridique et sans volonté intrinsèque de produire des effets juridiques. Il peut être considéré comme un fait auquel est attaché un effet de droit.
Compte tenu des arguments opposés susceptibles d’être avancés, il s’avère délicat de trancher la question de la qualification du smart contract en acte ou fait juridique et, par là même, de lui assigner le régime de l’un ou de l’autre. La solution peut dès lors consister à délaisser ces deux catégories et à rapprocher le smart contract du paiement.
3-277
La nature juridique du paiement est controversée. Quatre thèses sont avancées.
Avant 2004, le paiement était considéré comme un acte juridique495 et soumis à l’exigence de la preuve écrite496.
Toutefois, la Cour de cassation a jugé à plusieurs reprises que l’effet extinctif de l’obligation dans le cadre des obligations monétaires a la nature d’un fait juridique dont la preuve peut être rapportée par tous moyens497. Le paiement exécute une obligation préexistante. Le débiteur ne peut pas refuser de l’effectuer. Le créancier ne peut pas le décliner498. À l’appui de la thèse du fait juridique, il a également été souligné que, volontaire ou forcé, un paiement reste un paiement499. Il ne peut donc pas être l’acte juridique lui-même.
Le paiement a également été envisagé comme une « institution hétérogène, soumise à une qualification distributive »500. Lorsque le paiement réalise une obligation de faire ou de ne pas faire, il est considéré comme un fait juridique. À l’inverse, s’il s’agit de l’exécution d’une obligation de donner, il est considéré comme un acte juridique.
Enfin, pour une partie de la doctrine, le paiement a une nature hybride. Sui generis, il emprunte sa qualification à l’obligation juridique qu’il éteint. L’extinction de l’obligation est l’effet réflexe de la satisfaction du créancier. Elle ne permet pas de distinguer la nature juridique du paiement. Le paiement est un mode d’extinction des obligations. Son particularisme tient à ce que cette extinction se réalise conformément à l’obligation contractée. « [D]ans la mesure où une telle exécution réclame parfois un concours de volontés et relève d’autres fois du seul ordre de fait, le paiement a lui-même, selon l’obligation exécutée, une nature variable »501. Tel un caméléon, si le paiement engendre une modification de la situation juridique des parties, il prend la nature d’un acte juridique. À l’inverse, lorsque l’obligation s’éteint sans manifestation de la volonté des parties, le paiement est un fait juridique.
3-278 – Le paiement en droit positif. – Le paiement est défini par le Code civil comme l’exécution volontaire de la prestation due (C. civ., art. 1342). La question de la nature juridique du paiement a longtemps divisé au sein de la Cour de cassation. La première chambre civile a considéré dans certaines décisions que le paiement était un acte juridique se prouvant par un écrit502. Elle a retenu dans d’autres décisions que le paiement était un fait juridique dont la preuve pouvait être rapportée par tous moyens503. La deuxième chambre civile a même admis la recevabilité de tous modes de preuve du paiement sans procéder à aucune qualification juridique504. Face à la controverse, le législateur a été amené à se prononcer. L’article 1342-8 du Code civil (C. civ., art. 1342-8), issu de l’ordonnance du 10 février 2016505 dispose désormais que le paiement se prouve par tout moyen.
3-279 – Le rapprochement du smart contract et du paiement. – En matière de smart contract, l’exécution a lieu de manière automatique, sans consultation de l’une ou l’autre des parties. Elles n’ont plus leur mot à dire à ce stade de l’opération. Une fois le processus enclenché, il ne peut plus s’arrêter même si les parties le souhaitent. Dès lors, il est permis de s’interroger sur la vocation du smart contract à modifier la situation juridique des parties. Soit il réalise l’obligation de donner, c’est-à-dire qu’il accomplit le transfert de propriété. Soit, comme la livraison, il pourvoit factuellement à la concrétisation de l’objet de l’obligation. Livrer est une obligation de faire nécessitant une intervention volontaire sans modification de la situation juridique des parties. L’objet de cette obligation est la réalisation de l’acte dans les faits.
S’agissant d’un paiement par transfert d’actif, la différence est complexe car la réalisation des deux obligations intervient dans un même instant. Sur la question de la présence de volonté, une mécanisation existe déjà par la technique du prélèvement automatique. Elle atténue la présence de la volonté. Une fois l’autorisation de prélèvement donnée, le retrait de la somme sur le compte du débiteur ne nécessite plus son accord. Mais elle ne l’annihile pas. La volonté est nécessairement présente à l’origine de l’opération et peut l’interrompre. Dans le smart contract, l’automatisation est augmentée. La volonté contraire manifestée des parties au stade de l’exécution ne permettra pas d’interrompre le processus.
Si l’on mène la réflexion plus généralement sur les obligations de donner, le smart contract n’a aucune utilité pour la remise de la chose proprement dite. En revanche, la réalisation des conditions fixées au processus informatique entraîne le changement de situation juridique des parties. Par exemple, il rend le propriétaire acquéreur mais la remise des clés est un élément factuel ne pouvant être régi par le programme sur la blockchain.
Avec l’IoT, la livraison se confond progressivement avec l’obligation de donner. La location de voiture ou d’appartement avec serrure connectée se libérant par le paiement de la location en est un exemple. Le paiement entraîne le déverrouillage de la serrure et dans le même instant l’objet de l’obligation est donné et livré.
Dans un souci de cohérence, de simplicité, et de sécurité juridique, une intervention du législateur afin d’unifier le régime du smart contract et celui du paiement semble souhaitable506.
Processus technique attaché au contrat, il s’avère difficile de trancher de manière certaine la qualification du smart contract en acte ou en fait juridique. Mode d’exécution du contrat répondant à la définition juridique du paiement, le smart contract pourrait être qualifié comme tel.
3-280 Automatisation, immuabilité, infalsifiabilité, le smart contract associé à la blockchain est présenté comme une révolution du processus contractuel qui sert parfaitement le contrat dans sa dimension contraignante. Mode d’exécution infaillible de la volonté des parties, il est un produit de la liberté contractuelle (Sous-section I) au service de la force obligatoire du contrat (Sous-section II). Mais, ni le droit des contrats ni le smart contract ne se limitent à cette force obligatoire. Confronter le smart contract aux principes généraux qui le gouvernent (et notamment C. civ., art. 1102, 1103et 1104) permet de s’en convaincre et de prendre l’exacte mesure de son efficacité (Sous-section III).
3-281 – Contours de la liberté contractuelle. – Aristote est le premier à s’interroger sur la capacité d’autorégulation d’une communauté sans règles préétablies. Le postulat de départ est le suivant : l’Homme a des besoins naturels et une liberté naturelle, sans contrainte externe.
En droit des contrats, la confrontation des besoins et de la liberté doit aboutir à la justice contractuelle. On ne peut ressentir un contrat comme injuste si on l’a volontairement conclu507. Le contrat est négocié compte tenu de la perception subjective que l’individu a de son propre besoin à l’instant où il le ressent. Ce besoin ne peut être déterminé à l’aune du raisonnable. Chacune des parties est donc seule juge de la réalisation de l’équilibre du contrat. Chacune est libre de contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat (C. civ., art. 1102). Peu importe que les négociations aboutissent à un contrat objectivement déséquilibré. S’il l’est, c’est le résultat de la volonté des parties. La symbolique est importante : la volonté prévaut sur l’équilibre contractuel.
La liberté contractuelle est un principe fort, jamais contesté et doté d’une valeur constitutionnelle508.
Le smart contract ne réalise pas en lui-même la liberté contractuelle. Soutenir le contraire revient à confondre liberté et volonté de contracter (§ I). L’examen du smart contract à l’aune des composantes de la liberté contractuelle illustre un changement de paradigme (§ II).
3-282 – La théorie aristotélicienne. – Préalablement au contrat, toute latitude est laissée à la liberté contractuelle. La volonté s’exprime au stade de la formation du contrat. Le contrat se fige par la rencontre des volontés. Le smart contract, mode d’exécution du contrat, exclut la volonté de son processus. Il exécute indubitablement les conditions prévues initialement. Il cristallise la commune intention des parties dans son processus. En ce sens, il est souvent considéré comme non volontariste. Dès le processus enclenché, rien ne peut l’arrêter, pas même la volonté des parties. Pourtant, cette absence de volonté au stade de l’exécution du contrat renforce l’accord de volonté primitif. Le smart contract garantit l’exécution du contrat voulu initialement.
Le smart contract est une application pure et simple de la théorie d’Aristote.
Cette théorie dite « volontariste » confond liberté et volonté de contracter, considérant que la première précède invariablement la seconde. L’aboutissement à un accord est le résultat d’une négociation libre, sans qu’une logique d’équilibre entre les prestations soit nécessaire puisqu’elle est subjective. Le smart contract est le bras armé de cet accord.
La logique de cette théorie est implacable. En revanche, elle est aveugle à la réalité de la pratique. L’étude des composantes de la liberté contractuelle mises en exergue par l’article 1102 du Code civil (C. civ., art. 1102) permet de s’en convaincre.
3-283 – La liberté de contracter et de choisir son cocontractant. – L’automatisation ne concerne que l’exécution du contrat. Donc, au stade de la négociation, rien n’oblige les parties à contracter. Les parties ont le choix de contracter ou non car l’automatisation est postérieure à la négociation509. En revanche, les parties ne choisissent plus leur cocontractant mais un processus informatique.
La blockchain joue le rôle de tiers de confiance consignant les conditions convenues et leur réalisation. Le smart contract s’exécute automatiquement dès la réalisation des conditions fixées ab initio. Il n’est plus nécessaire de connaître l’autre.
3-284 – La liberté de déterminer le contenu. – Les parties décident du contenu du smart contract. La réalité n’est pas aussi tranchée. Soit la boucle conditionnelle est mise à disposition par un programmeur et des utilisateurs choisissent une solution « clé en main ». Soit le smart contract est proposé par la partie forte, détenant les moyens suffisants pour la développer. Dans les deux cas, la liberté de déterminer le contenu du smart contract est discutable.
3-285 – Smart contract et contrat d’adhésion. – Sur le plan chronologique, la négociation précède le contrat et donc sa mise en œuvre. En tant que mode d’exécution du contrat, le smart contract ne devrait pas influencer sa négociation. Mais, en pratique, le smart contract est conçu pour des contrats de masse. Sur le plan technique, il préexiste généralement à la négociation des parties. Les parties ont seulement le choix de l’utiliser ou non. En présence de parties de puissance équivalente, le choix est entier. Mais, en présence d’un déséquilibre économique et/ou informationnel des parties, la liberté de négociation de la partie faible est limitée. La probabilité d’automatiser l’exécution du contrat s’en trouvera accrue. C’est la raison pour laquelle le contrat d’adhésion (C. civ., art. 1110) sera sans doute le terrain de développement privilégié du smart contract. Lorsque la partie forte aura déployé un smart contract pour l’exécution, elle l’imposera à la partie faible qui n’aura d’autre choix que de l’utiliser tel qu’il est.
3-286 Selon ses partisans, le smart contract est un outil implacable de la force obligatoire du contrat. Pour tout un chacun, un contrat a vocation à être exécuté. Pourtant, bien que les articles 1103 et 1193 du Code civil (C. civ., art. 1103et 1193) en soient les traductions, la force obligatoire n’est pas circonscrite avec précision par le Code civil. Appréhender sa portée s’avère utile (§ I) pour déterminer si le smart contract se place en renfort de l’exécution du contrat (§ II).
3-287 – L’attrait du smart contract au regard de la force obligatoire. – La force obligatoire est considérée de manière stricte comme le corollaire de la liberté contractuelle. Les parties ne peuvent pas contester l’exécution des engagements librement souscrits. En ce sens, Bufnoir voyait dans le contrat « une sorte de loi privée » ne pouvant être modifiée sous aucun prétexte510. Sacraliser le lien contractuel crée un climat de confiance. La signature d’un contrat doit engager les parties de sorte que les effets voulus soient indiscutablement ceux produits. Un smart contract est un code inarrêtable dès lors que les conditions fixées initialement sont réunies. Son inscription sur une blockchain, registre réputé infalsifiable, le rend immuable. Inéluctable et intangible, le smart contract fait écho à la force obligatoire du contrat. Ses caractéristiques sont un gage de sécurité juridique en ce que les effets voulus initialement seront les effets produits lors de l’exécution du contrat. Il est aveugle à toute modification éventuellement intervenue entre la conclusion et l’exécution du contrat. Ni les parties ni le juge ne peuvent l’interrompre. Le smart contract n’a aucune réflexion sur la teneur des obligations exécutées. Il sert une logique économique où efficacité, gain de temps et réduction des coûts dominent.
En pratique, cela se traduit par le rejet de toute intervention extérieure au contrat. Le smart contract procède d’une logique libertarienne. L’État ne doit avoir que des fonctions régaliennes sans aucune ingérence dans la sphère privée. La coopération entre les individus doit être libre et volontaire sans interférence extérieure. Le contrat est la chose des parties. Il est intangible. Toute autorité extérieure en est exclue.
3-288
Le libertarianisme s’oppose à la théorie du contrat social. Forgée par Hobbes, elle se fonde sur le postulat que « l’homme est un loup pour l’homme »511. Si l’homme se comporte de façon naturelle, il n’est pas civilisé. Il est individualiste. Il recherche le moyen de satisfaire ses propres besoins sans attacher d’importance aux autres. Pour survivre, l’homme doit faire appel à un tiers de confiance (le Léviathan)512 ayant pour mission d’assurer sa protection. Dans un environnement où règnent l’insécurité et le chaos, il échange sa liberté contre sa sécurité. Rousseau fait le même constat. La justice ne peut pas se définir comme « le droit du plus fort ». L’inverse reviendrait à reconnaître que les personnes les plus puissantes sont toujours les plus justes513. La théorie du contrat social est celle de la confiance des hommes dans un système, une société, un État, pour survivre malgré l’insécurité naturelle.
Les grands principes du Code civil sont issus d’un double héritage. La conception aristotélicienne selon laquelle le contrat est le fruit de la rencontre des volontés, et la philosophie des Lumières aux termes de laquelle le contrat doit respecter l’ordre légal514. Au fil du temps, le volontarisme s’est vu tempéré par l’interventionnisme étatique.
L’interventionnisme étatique. Sur un plan politique, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le communisme prône un État fort régulant l’institution contractuelle. Des règles impératives réglementent le rapport contractuel au nom de l’intérêt général et de l’utilité sociale du contrat. Face au contexte économique d’entre-deux-guerres, cette pensée communiste apparaît protectrice de l’intérêt des plus faibles. Réglementer le contrat afin d’empêcher le « fort » de dicter la règle au « faible » séduit dans un monde où les rapports de force s’amplifient.
L’ordre public économique de direction supplante la volonté dans le contrat. Selon les cas, il impose sa conclusion515, la personne du cocontractant516, ou encore son contenu517. Il maîtrise la concurrence en canalisant l’activité contractuelle. Les prix sont fixés d’autorité et des taxes dissuasives sont instaurées518. Exclue la volonté créatrice de droit, le contenu du contrat est dicté par la loi. Il est dit « imposé », « forcé », « réglementé ».
La montée de l’impératif dans les droits du travail, de l’assurance, du bail, du transport, de la franchise… démontre son utilité. Mais sa rigidité aboutit parfois à créer l’effet inverse de celui recherché. La fixation des prix rompt avec la réalité du marché. La protection des faibles aboutit à leur exposition. Surprotéger le locataire revient à inciter les propriétaires à conserver des logements vides et décourage l’investissement locatif. Les entreprises trop contraintes par le droit du travail délocalisent leurs sites… À vouloir équilibrer le contrat, on déséquilibre son environnement.
L’incarnation de l’État par le juge. Sur un plan civil, le jeu contractuel n’est plus seulement la chose des parties. Le juge contrôle l’équilibre structurel du contrat au jour de sa formation (C. civ., art. 1169 et s.) et la proportionnalité des obligations contractuelles au cours de son exécution. Même raisonnablement négocié, le contrat peut être remis en question si le changement imprévisible des circonstances entraîne une exécution excessivement onéreuse pour l’une des parties (C. civ., art. 1195). Il est de la compétence du juge de réviser le contrat équilibré au moment de sa conclusion, devenu déséquilibré lors de son exécution.
L’ordonnance de 2016 s’inscrit dans cette approche. Elle donne au juge sa confiance. Il est devenu « maître de l’équilibre contractuel et censeur des bonnes affaires. (…) les parties ne sont plus l’alpha et l’oméga de l’équilibre et de la justice contractuelle »519. Le Code civil donne par principe le pouvoir au juge de tracer les contours de sa mission de recherche d’un équilibre contractuel.
Le rejet de l’interventionnisme par la technologie blockchain et le smart contract. La blockchain a pour vocation de disrupter l’intervention de l’État. Plus besoin du contrat social si la technologie joue le rôle de tiers de confiance. Dans un monde sans cesse en recherche d’efficacité et de rapidité, un contrat suspendu à l’interprétation du juge inquiète. Lors de telles crises de confiance, les sociétés modernes recherchent souvent une réponse technologique permettant de se passer de toute intervention humaine extérieure au contrat520. Comme un retour aux sources, le smart contract s’inscrit dans cette logique d’autorégulation. Il propose de garantir la force obligatoire du contrat tel qu’il a été voulu ab initio par les parties.
L’absence de sécurisation des mutations immobilières contribue à freiner l’économie du continent africain. Les investisseurs sont frileux à l’idée d’acquérir des terres sans pouvoir s’assurer de l’identité du propriétaire. Le propriétaire lui-même voit sa capacité d’endettement amoindrie par le fait de ne pas pouvoir donner son bien en garantie, son titre faisant défaut. Les transmissions successorales en sont également complexifiées.
Face à ce constat, l’organisation non gouvernementale Bitland a entrepris au Ghana l’enregistrement des titres de propriété sur une blockchain521. Ce projet, bien que bénéficiant d’une approbation de l’État ghanéen, n’intervient pas sous son égide. Il met en évidence une insuffisance de l’État et propose un moyen indépendant de la pallier.
La technologie blockchain se présentant comme un moyen fiable de restaurer la confiance des acteurs de l’immobilier ghanéen, l’État est mis à l’écart. Le contrat social devient inutile.
3-289 – Les autres conceptions de la force obligatoire. – L’article 1103 du Code civil (C. civ., art. 1103) reprend en substance l’ancien article 1134selon lequel les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits. La formule est reprise de Domat522. Pour cet auteur, la loi n’est pas une contrainte. C’est une règle permettant au juge de mesurer les droits et les obligations des parties. Elle ne s’impose pas à lui si elle lui paraît inéquitable. Saleilles, et plus tard le mouvement solidariste, adhèrent à cette définition du contrat comme une norme de référence. Le contrat est un outil de coopération où les parties œuvrent dans un but commun et non uniquement pour la satisfaction de leurs intérêts individuels respectifs523. Le juge prend une place prépondérante au sein du contrat. Il a le pouvoir de s’éloigner de la règle notamment si l’équité l’impose.
En droit français, l’exécution peut avoir lieu en nature ou par équivalent. Mais la Cour de cassation affirme clairement le droit à l’exécution forcée en nature524 (C. civ., art. 1221 et 1341). Sur le plan légal, la différence de traitement compte tenu de la nature de l’obligation525 a été abandonnée (C. civ., art. 1221). En tant que droit reconnu au créancier, l’exécution en nature est le principe. L’ordonnance du 10 février 2016 a renforcé ce droit. Il reconnaît notamment au créancier la possibilité de faire valoir ses droits après mise en demeure sans qu’une décision de justice soit nécessaire. De même, la promesse de vente vaut vente dès la levée d’option quand bien même le promettant l’aurait révoquée (C. civ., art. 1124, al. 2). En revanche, elle l’a affaibli en admettant l’exception à l’exécution en nature lorsqu’il existe une disproportion manifeste entre le coût engendré pour le débiteur de bonne foi et l’intérêt du créancier. Auparavant, l’exécution par équivalent n’était admise que si l’exécution en nature était impossible. Cette vision de la force obligatoire est restrictive. Elle est retenue de manière plus rigoureuse encore par les défenseurs du smart contract. Pour autant, elle n’est pas la seule possible.
Dans les pays de Common Law, la force obligatoire ne s’entend pas de l’exécution en nature. Le débiteur manquant à ses obligations s’expose à une sanction juridique. La force obligatoire du contrat est la conséquence de son existence en tant que norme. Le juge sanctionne le manquement sur le fondement du contrat. L’exécution en nature n’est ordonnée que si la preuve du caractère « inadéquat » des dommages et intérêts est rapportée.
En droit allemand, la non-exécution est également sanctionnée par des dommages et intérêts. L’exemple du contrat de vente est significatif. Il se scinde en deux obligations : remettre la chose à l’acheteur et lui transférer la propriété (C. civ. allemand, § 433). Le contrat de vente fait naître l’obligation du vendeur de transférer la propriété et celle de l’acquéreur, de payer. Il s’agit du principe de séparation et d’abstraction. L’acte générateur de l’obligation et l’acte de disposition sont distincts. Si le transfert de propriété n’est pas réalisé, la vente se résoudra en dommages et intérêts.
Le droit chinois évolue vite en mêlant sa culture et l’observation des droits occidentaux. La Chine a adopté un nouveau Code civil le 28 mai 2020 avec entrée en vigueur le 1er janvier 2021. La force obligatoire y est évoquée à l’article 509. La notion, comme nombre de textes dans ce code, est fortement inspirée du droit continental526. La loi chinoise sur le contrat du 15 mars 1999 était déjà imprégnée du droit français, notamment concernant la force obligatoire et le principe d’inviolabilité des contrats (art. 8).
3-290 – La place de la force obligatoire dans le Code civil. – Aucune prise de position explicite sur la portée de la force obligatoire ne résulte de l’ordonnance du 10 février 2016. Quelques indices transparaissent néanmoins.
L’ancien article 1134 (C. civ., art. 1134) dépendait du chapitre III « De l’effet des obligations ». Le nouvel article 1103 (C. civ., art. 1103) reprend en substance le premier alinéa de l’ancien article 1134 (C. civ., art. 1134) comme un principe général. Il est une disposition liminaire chapeautant le sous-titre 1, dédié au contrat, du titre III, lui-même consacré aux obligations. Ainsi, « l’essentiel de la force obligatoire n’est pas le résultat produit [que les contractants soient tenus d’obligations], mais le fait que le contrat crée de telles obligations de la même manière que la loi pourrait en créer. »527. La loi est une norme de référence pour le juge. Le contrat l’est également. L’article 1193 (C. civ., art. 1193) reprend l’alinéa 2 du même ancien article 1134 (C. civ., art. 1134) ; il chapeaute la sous-section désormais consacrée à la force obligatoire.
L’article 1103 (C. civ., art. 1103) se place entre l’article 1102 (C. civ., art. 1102) consacrant la liberté contractuelle et l’article 1104 (C. civ., art. 1104) exigeant des contrats qu’ils soient négociés, formés et exécutés de bonne foi. Cela implique de les combiner528. La force obligatoire étant la suite logique de la liberté contractuelle, les articles 1102 et 1103 (C. civ., art. 1102 et 1103) s’accordent naturellement. En revanche, l’énumération des différents stades où la bonne foi est nécessaire dissimule une possible distorsion entre l’engagement pris et son exécution. Le juge doit manier ces notions. Sans bafouer le contrat, il doit garantir une certaine équité.
Le rôle attribué au juge transparaît dans d’autres dispositions du Code civil. Ainsi les articles 1164 et 1165 (C. civ., art. 1164 et 1165) du Code civil lui permettent de rééquilibrer indirectement les contrats-cadre ou de prestation de service par l’allocation de dommages et intérêts lorsque l’une des parties a commis un abus dans la fixation du prix. L’article 1170 du Code civil (C. civ., art. 1170) lui permet de réputer non écrites des clauses privant de sa substance l’obligation essentielle du débiteur. L’article 1171 du Code civil (C. civ., art. 1171) lui permet d’éradiquer les clauses abusives non négociables dans les contrats d’adhésion. Il peut intervenir pour modérer ou augmenter la clause pénale manifestement excessive ou dérisoire (C. civ., art. 1231-5). Il peut réviser le contrat, voire y mettre fin en cas d’imprévision (C. civ., art. 1195)529. En cas de disproportion manifeste entre le coût pour le débiteur de bonne foi et l’intérêt pour le créancier, le débiteur peut être autorisé à ne pas exécuter le contrat en nature (C. civ., art. 1221). Ces exemples démontrent que le contrat est une norme servant de référence pour le juge. Il s’y reporte mais n’est pas contraint par ses dispositions. Le juge perçoit les faits et y apporte une réponse de manière pragmatique grâce aux moyens légaux prévus par le Code civil. Observer les pouvoirs du juge sous cet angle dessine une différence de taille avec le smart contract. Le juge adapte sa décision à la réalité des faits. À l’inverse, le smart contract est déterministe. Une cause mène à une conséquence, de manière inéluctable. Une limite du smart contract est perceptible dans le manque de souplesse du mécanisme.
Le smart contract n’en apparaît pas moins comme un outil utile à renforcer le contrat (§ II).
3-291 – La distinction entre force obligatoire et contenu obligationnel. – Du point de vue des parties au jour de leur engagement, la force obligatoire est la raison d’être du contrat. Pourquoi conclure un contrat si l’on tolère le non-respect des obligations qu’il contient ? « [L]e contrat a pour effet de faire naître des obligations ; en d’autres termes, il a une force obligatoire »530. La vision est réductrice en ce qu’elle confond les effets du contrat et les effets des obligations qui en résultent. La force obligatoire est inhérente au contrat. Elle existe indépendamment des obligations qu’il prévoit.
Le contrat-cadre. Le contrat-cadre a pour objet de fixer les caractéristiques générales d’une relation contractuelle future et de prévoir la conclusion ultérieure de contrats d’application qui en précisent les modalités d’exécution (C. civ., art. 1111). Il ne prévoit pas d’obligation de conclure ces futurs contrats, mais il a force obligatoire « en ce que la situation juridique qu’il crée (la fixation de normes conventionnelles applicables aux contrats d’application) s’impose aux parties et au juge »531. Une partie ne peut pas unilatéralement changer d’avis. Le juge n’en tiendrait pas compte.
La transaction. La transaction est une convention par laquelle les parties mettent fin à un litige en consentant des concessions réciproques (C. civ., art. 2044). Des obligations sont donc éventuellement mises à leur charge, mais ce n’est pas là son effet essentiel. La force obligatoire résulte de ce que la transaction a mis fin au litige. Elle a force de chose jugée. La partie qui porterait le litige devant un juge serait déboutée.
Le contrat de prêt. Le contrat de prêt fait naître l’obligation de restitution à la charge du prêteur à un terme fixé par les parties. Le terme fixé fait partie de l’objet du contrat, c’est pourquoi un prêteur demandant la restitution de manière anticipée se verra débouté. Le terme déterminé dans le contrat tient lieu de loi aux parties.
La promesse unilatérale de vente. Par définition, la promesse de vente est un pacte d’intention. Elle prévoit l’obligation de vendre puisque la vente elle-même n’est pas formée. Le maintien de l’engagement de vendre au profit du bénéficiaire n’est pas une obligation de faire, mais l’objet même du contrat532.
3-292 – L’exécution du contrat par le smart contract. – Dans l’esprit du juriste, une hiérarchie s’établit naturellement entre la norme et les obligations qui en découlent. La logique du smart contract est différente. Son objet est d’aboutir à une exécution en nature et il est impossible d’y déroger si les conditions stipulées initialement sont remplies. Peu importe que le code ait vocation à protéger le contrat en tant que tel ou les obligations qu’il édicte.
La mise en place du smart contract se fait au sein du contrat fiat lors de sa conclusion. Il est la transcription opérationnelle de la norme contractuelle. En cela, il est le vecteur de la force obligatoire du contrat. La force obligatoire ne se déduit pas de la réalisation des conditions entraînant l’exécution automatique, mais de l’objet même du contrat. Le smart contract peut également se présenter comme « un tiers de confiance immatériel et incorruptible chargé d’assurer la bonne fin des obligations contractuelles »533.
3-293
Un contrat peut être créateur, modificatif, translatif ou extinctif de droits (C. civ., art. 1101). Dans tous les cas, il a force obligatoire (C. civ., art. 1102). L’étude de chacune de ces catégories de contrats permet de déterminer l’utilité du smart contract comme renfort de la force obligatoire.
Le contrat translatif de propriété. Classiquement, l’effet translatif du contrat est considéré comme l’exécution d’une obligation de donner. Depuis l’ordonnance du 10 février 2016, avec ou sans smart contract, le transfert de propriété est « un effet légal, automatique du contrat »534 translatif. Objet du contrat, les parties n’ont pas la possibilité de s’y opposer. Il manifeste la force obligatoire, se produisant de plein droit535. L’utilisation d’un smart contract l’automatise. Le transfert de propriété s’accomplit sans concours extérieur dès la réalisation des conditions. Aucune intervention des parties ne peut perturber le processus informatique validé ab initio. La force obligatoire du contrat se trouve affermie par l’automaticité du processus.
L’idéal de rigueur du smart contract se manifeste au-delà du transfert de propriété, mais son action ne relève plus de la force obligatoire. Sur le plan du contenu obligationnel, le smart contract sécurise la transaction en garantissant le paiement. La réalité de la somme dépensée est vérifiée et devient indisponible lors de la validation du smart contract536. En revanche, s’agissant de la contrepartie, la question est plus complexe. Lorsque Nick Szabo observe le fonctionnement du distributeur de boissons537, l’action se déroule en un instant et dans un même lieu. Le transfert de propriété et la délivrance sont concomitants. L’ensemble de l’opération se déroule dans le monde réel. Le smart contract a vocation à faire interagir des personnes ne se connaissant pas, se trouvant dans des lieux différents et vraisemblablement éloignés. La délivrance d’une chose matérielle ne peut être maîtrisée par le smart contract à lui seul. Le livreur peut jouer un rôle d’oracle et témoigner de la remise de la chose538. L’IoT539 permet de procéder à la délivrance de la chose en concomitance avec le transfert de propriété. L’utilisation de cette technologie réduit l’espace-temps et l’éloignement géographique. Seule la combinaison du smart contract avec d’autres moyens lui permet de garantir l’exécution du contrat sur le plan du contenu obligationnel.
Le contrat extinctif. Reprenons l’exemple de la transaction540. Son objet est d’éteindre le litige. Sa force obligatoire se manifeste dans l’impossibilité pour le juge de revenir sur la convention. Le smart contract ne sera d’aucun secours. Mais, chaque partie s’oblige en faisant des concessions pour aboutir à un accord (C. civ., art. 2044). Les conditions posées à la réalisation de l’accord transactionnel peuvent être automatisées. Le smart contract permettra de sceller les obligations des parties.
Le contrat créateur ou modificatif de droits. Le contrat peut être constitutif ou modificatif de droits ou de situations juridiques. La force obligatoire du contrat résulte de l’instauration d’une norme à laquelle les parties pourront se référer au fil de la relation contractuelle. La volonté des parties s’exprime pour mettre en place les règles du jeu. Le mécanisme smart contractuel peut venir à l’appui de la force obligatoire du contrat en donnant une application concrète à la norme stipulée.
Les conventions d’arbitrage ou d’attribution de compétence peuvent donner lieu à l’utilisation d’un smart contract en dehors de tout rapport obligationnel. Habituellement, si la juridiction saisie n’est pas celle prévue au contrat, le juge se déclare incompétent. Le smart contract affermit la force obligatoire du contrat en inversant le processus. Si l’une des parties signale un litige, la juridiction choisie dans le contrat est saisie automatiquement. L’article 748-8 du Code de procédure civile (CPC, art. 748-8) prévoit la communication avec les juridictions civiles par voie électronique. Pour ce faire, le « Portail du justiciable » a été développé. Une requête électronique peut être adressée au juge par le biais de ce portail. Le smart contract peut être programmé pour déclencher cette saisine lorsqu’un litige est signalé.
Les promesses unilatérales de contrat. Les promesses de contrat sont des contrats par lesquels une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat dont les éléments essentiels sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire (C. civ., art. 1124). Les parties donnent leur consentement simultanément au moment de la conclusion de la promesse de vente. La promesse constate un accord de volontés. Le promettant s’engage à vendre à des conditions et pour une durée déterminée. Le promettant s’engage à maintenir la promesse pendant un temps donné ou une durée raisonnable. Le bénéficiaire accepte le droit d’option dont il est investi sans s’engager à la lever. L’échange des consentements est donc simultané, mais pas l’engagement des parties.
La constance de l’engagement de vendre pendant la durée de la promesse équivaut au maintien du consentement donné initialement. Le consentement à l’origine de la promesse n’est pas une obligation de faire541. Le maintien de la promesse est la manifestation de la force obligatoire du contrat. C’est l’objet même du contrat. L’« idée est clairement exprimée que le promettant n’est pas dans la situation d’un débiteur, mais qu’il est, plus fondamentalement, tenu par le contrat »542. Dans cette configuration, un smart contract peut être libellé de la manière suivante :
« La promesse de vendre sera maintenue par le promettant jusqu’au 21 juin 2021. Si le bénéficiaire use de son droit d’option avant cette date, alors la vente sera réalisée ».
Une fois programmé, le smart contract enregistré sur la blockchain ne peut plus être stoppé. La blockchain fait office de registre. Le promettant tentant de contracter un nouvel accord sur un même objet pendant la durée de la promesse ne pourra pas l’inscrire sur la blockchain. Indépendamment de la sanction pouvant résulter de l’exécution automatique, le smart contract garantit la force obligatoire du contrat en cas d’inexécution d’une obligation contractuelle543.
Le pacte de préférence s’appuie également sur la fonction de registre de la blockchain. Dès l’enregistrement d’une promesse de vente à un tiers sur la même blockchain,le smart contract génèrera une promesse de vente au profit du bénéficiaire du pacte. Ce dernier reçoit automatiquement les conditions et les documents relatifs à l’opération544. La vente à un tiers est empêchée par le smart contract jusqu’à la fin du délai de préférence. Si la préférence est exercée, alors la vente a lieu automatiquement545au profit du bénéficiaire du pacte sans l’intervention du vendeur. Sinon, la vente au tiers se poursuit automatiquement, également sans l’intervention du vendeur.
Il est à noter un bémol d’importance dans les deux derniers exemples. Le smart contract ne vient en renfort de la force obligatoire que dans l’univers dans lequel il évolue : la blockchain choisie par les parties. Sauf généralisation de l’utilisation de l’outil blockchain et communication des données enregistrées entre blockchains, la portée du processus est très relative. Un pacte de préférence mis en place sur Ethereum n’empêchera pas une vente à un tiers sur Bitcoin, non plus qu’une vente en dehors de toute blockchain.
3-294 – La sanction de l’inexécution du contrat par le smart contract. – Avec le smart contract, il n’existe pas d’obligation sans exécution ou sans sanction de l’inexécution. L’effet dissuasif est important. La force obligatoire résulte de l’esprit du processus546. Lorsque les conditions du contrat ne sont pas remplies, la sanction est automatique. Elle est prévue initialement et ne supporte donc pas de tempérament quelles que soient les circonstances.
3-295 Quel que soit son terrain d’action, le smart contract contribue à garantir une application rigoureuse du contrat en dehors de toute intervention des parties et du juge. L’affaiblissement de la composante humaine réduit les incertitudes sur l’application en nature du contrat. Cette désintermédiation aboutit à une stabilité de la relation contractuelle et donc à une forme de sécurité juridique. Le smart contract se pose ainsi en repoussoir de la mauvaise foi.
3-296 – La bonne foi, principe général du contrat. – Dans son discours préliminaire sur le premier projet de Code civil, Portalis expose les exigences de bonne foi, de réciprocité et d’égalité dans le contrat547. La bonne foi n’est pas une obligation contractuelle mais une directive à respecter. Pour certains, c’est un devoir de comportement général. Pour d’autres, c’est un devoir spécial qui puise sa source dans la force obligatoire du contrat. En tout état de cause, la bonne foi induit un sentiment de sécurité et de stabilité résidant dans la croyance de chacune des parties dans la loyauté de l’autre. « À essayer de préciser la notion, on s’accorde à considérer que celle-ci doit bien évidemment être prise en compte sous une forme négative en bannissant son contraire : la mauvaise foi »548. Cette démarche découvre des devoirs comportementaux à la charge des parties, à savoir la loyauté et la coopération.
3-297 – Les devoirs de coopération et de loyauté. – La bonne foi doit guider les parties dans la réalisation de leurs obligations549. Les parties œuvrent dans un but commun. Ce n’est pas le rapport de force mais la somme des objectifs des cocontractants qui aboutit au bien commun550. Le contrat est considéré comme un instrument de coopération. Il oblige un comportement de bonne foi des parties les unes envers les autres, notamment dans la phase d’exécution des obligations (C. civ., art. 1104). Cette disposition, d’ordre public, a vocation à s’appliquer au smart contract.
Pour que l’accord des parties soit légalement formé, il est nécessairement empreint de bonne foi. Le recours au smart contract ainsi que sa mise en place doivent avoir lieu sur des bases de négociation saines. Au cours de l’exécution du contrat et même en cas de rupture, les parties se doivent une loyauté mutuelle. S’ensuit une forme de compréhension des contraintes de l’autre, voire de patience551.
3-298 – Le smart contract au regard du principe de bonne foi. – Prenant le contre-pied de l’article 1104 du Code civil (C. civ., art. 1104), le smart contract exclut du raisonnement le comportement des parties. S’applique le contrat, rien que le contrat. Le système a vocation à garantir la transaction en dépit de l’éventuelle malhonnêteté des cocontractants. Au stade de l’exécution, exclure l’incertitude liée au comportement des parties pose le smart contract en acteur de la sécurité juridique.
Le smart contract s’impose en outil de confiance. La loyauté ne réside pas dans le respect de la parole donnée, mais dans la bonne exécution de l’algorithme.
Voir la sécurité juridique dans l’application inéluctable du contrat convient parfaitement à une exécution instantanée. La question est plus délicate s’agissant des contrats s’inscrivant dans la durée ou à exécution successive. Le contrat négocié et formé de bonne foi serait exécuté de mauvaise foi si les parties ne tenaient pas compte de l’éventuelle évolution de la situation552. Le smart contract étant irréversible et automatique, il est aveugle au changement de circonstances imprévu. Mais « automaticité n’est pas synonyme de légitimité »553.
L’automatisation réduit les incertitudes sur l’application du contrat. Toutefois, adhérer sans limite au smart contract conduit à appréhender uniquement le contrat déconnecté de son environnement et de son contexte. Pour aboutir à une utilisation cohérente du smart contract, il est donc indispensable de discerner les limites de son automaticité.