CGV – CGU

Partie I – Les grands principes du droit international privé
Titre 1 – Le cadre du droit international privé
Sous-titre 1 – Quand le droit privé devient international
Chapitre III – L’indispensable élément d’extranéité

1015 Il est nécessaire de distinguer une question de droit interne et une question de droit international soumise au droit international privé. Le notaire doit déceler dans ses dossiers l’élément d’extranéité.

L’extranéité vient du latin extraneus, « qui est extérieur, étranger ». Selon le Vocabulaire Capitant, « l’extranéité est la qualité de ce qui est étranger »11.

L’élément d’extranéité est un élément de fait quelconque, préalable et nécessaire à la mise en œuvre des règles de conflit de lois. Sa découverte entraîne une possible application de règles étrangères et écarte, du moins dans un premier temps, l’application des règles de l’ordre juridique interne.

La relation qui présente un ou plusieurs éléments d’extranéité a des liens avec plusieurs ordres juridiques, celui du for et au moins un autre. La présence d’un élément d’extranéité doit alerter le notaire. C’est un indice essentiel et indispensable de la mise en œuvre des règles de conflit de lois. Cet indice suspend l’application des normes matérielles internes.

Le notaire doit acquérir un réflexe afin de déterminer s’il y a lieu de mettre en œuvre le raisonnement de droit international privé dans son activité quotidienne. Il lui appartient, de par sa fonction, de garantir la pleine efficacité de son acte. Pour ce faire, il doit identifier l’élément d’extranéité.

Cet élément repéré dans le dossier doit être pertinent par rapport à la situation juridique en cause ; les fiançailles de deux Français en Allemagne, résidents en France, ne sont bien entendu pas suffisantes pour caractériser une situation internationale. Le mariage à l’étranger d’une partie à l’acte est en revanche un élément d’extranéité pertinent et il faudra mettre en œuvre la règle de conflit pour déterminer le régime matrimonial lors de l’acquisition d’un bien immobilier. Le notaire pourra ainsi informer les parties, remplir son obligation de conseil et déterminer quelles personnes doivent intervenir à l’acte.

La détermination de l’extranéité s’effectue à travers divers éléments de faits tels que la nationalité des parties, le domicile, le lieu de célébration du mariage, le lieu de conclusion de l’acte, le lieu de situation de l’immeuble, le lieu de commission du délit12.

Mais cette pertinence est toute relative. Un même élément d’extranéité peut dans certaines circonstances être considéré comme pertinent, dans d’autres non pertinent. Le caractère international n’existe qu’en relation avec une question déterminée. Si l’on prend comme exemple un national belge qui conclut en Belgique la vente d’une automobile française avec un autre national belge, il existe bien un élément étranger. Du point de vue de la validité de la vente, cet élément n’a pas de signification particulière. Du point de vue de la responsabilité du fabricant, cet élément est important et est considéré comme pertinent.

Par ailleurs, une situation purement interne peut, avec le temps, acquérir un ou plusieurs éléments d’extranéité et devenir internationale. Le régime matrimonial de deux Français, résidant en France, est une situation purement interne. Il suffit que le couple installe son domicile conjugal dans un autre pays pour que la situation devienne internationale.

Enfin, le caractère international est parfois relatif en fonction de l’observateur. Ainsi deux nationaux allemands domiciliés en France est une situation internationale par le domicile pour le juge allemand, tandis qu’elle est internationale par la nationalité pour le juge français. En fonction de la question posée, il est nécessaire que soit le domicile, soit la nationalité soient jugés significatifs par le droit international privé, du point de vue de l’observateur. Comme l’a évoqué Georges Van Hecke13, « le degré de la perturbation introduite par l’élément étranger est variable ». La détermination de l’extranéité s’effectue à travers divers éléments de faits. La situation sera considérée comme internationale si un de ces éléments est significatif au regard de la question posée. Cette appréciation est faite du point de vue d’un droit international privé et la réponse découle forcément du jugement de valeur de celui qui est appelé à le décider, que ce soit le juge, l’arbitre, ou le notaire.

Si un tel élément est remarqué dans un dossier, le mécanisme du droit international privé doit être mis en œuvre : la qualification (classement d’un fait ou d’un acte dans une catégorie, V. infra, n° a1019), le rattachement (détermination du critère à prendre en compte pour la détermination de la loi applicable, V. infra, n° a1053), la détermination de l’ordre juridique, et enfin la règle de droit.

1016 Ces principes étant posés, il peut paraître opportun de s’interroger sur la place de l’extranéité en se limitant à quelques observations critiques qui complètent nos propos. En effet, ce qui est international peut être défini de plusieurs manières. La définition de l’internationalité juridique a été posée et il peut paraître intéressant d’évoquer la notion d’internationalité économique, d’approche plus pratique. Enfin, il peut être opportun de se questionner sur l’approche notariale de la notion d’extranéité.

La différence dans la notion de l’extranéité peut être illustrée en prenant un exemple. J’ai besoin de faire des courses pour le repas de ce soir. Je descends chez l’épicier italien au coin de ma rue pour effectuer quelques achats14. Le juriste devrait qualifier ces achats de contrat international. L’économiste ne le qualifiera pas de la même manière. Pour lui, l’internationalité ne peut être retenue qu’en cas de franchissement de frontières. Cette notion est donc plus restreinte que pour le juriste. C’est la question de la distinction des notions d’internationalité juridique et d’internationalité économique. Le droit économique a une fonction organisationnelle. Il peut être défini comme « le droit de l’organisation de l’économie pour les pouvoirs publics ou par les pouvoirs privés ou par le concert des deux »15.

Il émerge comme un sous-système dans le système juridique qui se révèle éminemment expansionniste. Le déploiement du droit économique multiplie les occasions de contact de cette discipline avec le droit international privé. Or, depuis Savigny, le droit international privé et sa méthode conflictuelle établissent un système juridique de manière abstraite et neutre et déterminent la loi d’un pays avec lequel ce rapport présente les liens les plus étroits. Le droit économique vient en contradiction avec ce raisonnement. En effet, il peut difficilement s’intégrer dans les catégories de rattachement du droit civil interne, comme c’est le cas pour le droit international privé. Par ailleurs, le droit économique est l’expression d’une régulation de la vie économique et sociale par chaque État. Il vient également en contradiction avec le caractère abstrait et neutre de la règle de conflit de lois telle qu’elle a été exprimée par Savigny16. L’économiste a donc une conception plus restrictive que le juriste de la notion d’extranéité et il peut venir en opposition avec le droit. La question qui pourrait être posée est la suivante : est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir d’internationalité notariale ?

Pour illustrer ces propos, on peut prendre l’exemple d’un national polonais, qui réside en France depuis de nombreuses années, qui s’est marié en France, qui a des enfants de nationalité française, qui possède tous ses actifs en France, qui ne retourne pas ou peu dans son pays d’origine. Ne pourrait-on pas considérer que le rapport de droit est franco-français ? Est-il opportun de faire jouer les règles de conflit de lois et d’appliquer éventuellement à cette situation un système juridique différent du droit français ? Aujourd’hui, le règlement « Successions » prévoit que le Polonais dont la situation est décrite ci-dessus peut choisir sa loi nationale. Est-il véritablement opportun dans ce cas de considérer que la situation est internationale au regard du coût, de la lourdeur, alors que tout commande de voir appliquer la loi française ? Ne serait-il pas plus souhaitable de retenir un autre critère ? Ne serait-il pas opportun d’interdire le choix de la loi nationale lorsque tous les éléments se rapportent à un autre pays que ce dernier ? Est-il nécessaire de créer des milliers de situations internationales de façon parfois modestement internationalisée ? Le critère de franchissement de frontières tel qu’il existe pour la détermination de l’internationalité économique ne pourrait-il pas être retenu ?

Une réponse uniforme est difficile à définir. Mais le notaire doit mener à bien son dossier. Son obligation d’instrumenter et les conseils qu’il est tenu de délivrer doivent conduire à la meilleure solution qu’il soit et orienter au mieux ses clients.


11) Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 12e éd. 2018.
12) Sur cette question, V. le développement sur la notion de rattachement, infra, n° a1053.
13) Principes et méthodes des solutions des conflits de lois : RCADI 1969, vol. 126.
14) B. Golman, Droit du commerce international, Les cours du droit, 1970.
15) Cl. Champaud, Contribution à la définition du droit économique : D. 1967, chron. p. 215.
16) Sur ces questions : H. Muir Watt, Droit international privé, PUF, 4e éd. 2017.
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