CGV – CGU

Chapitre IV – Les impératifs du voisinage

Partie II – Les énergies renouvelables liées aux technologies modernes
Titre 1 – La mise en place d’une énergie renouvelable
Chapitre IV – Les impératifs du voisinage

2578 – Un droit résiduel. – Le droit de l’énergie, le droit de l’urbanisme et le droit de l’environnement forment un corpus juridique très réglementaire. Les énergies renouvelables sont toutefois concernées par un dernier ensemble de règles dépendant du droit civil, et dont la source est largement prétorienne. Ces règles sont invoquées à la marge, en cas d’échec d’un recours contre l’autorisation d’urbanisme, environnementale, ou du droit de l’énergie859. Pour l’essentiel, il s’agit du recours à la notion civiliste de trouble anormal de voisinage (Section I). Mais, à l’avenir, la réparation du préjudice écologique aura probablement des conséquences pour les énergies renouvelables (Section II).

Section I – Le trouble anormal de voisinage

2579 – Un régime de réparation sans faute. – Le territoire n’est pas infini. La densification des espaces conduit à une augmentation des situations de promiscuité, avec tous les troubles potentiels en résultant. La jurisprudence sanctionne l’abus de droit de propriété lorsque le trouble résulte d’une volonté de nuire à son voisin860. Les juges ont également admis la responsabilité du fait des choses dans l’hypothèse de désagréments subis par un voisin861. Mais la jurisprudence est réticente à l’idée de réparer les troubles du voisinage sur le fondement de l’actuel article 1242 du Code civil (C. civ., art. 1384 ancien)862. La solution prétorienne a surtout édicté le principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage863. D’abord induit de l’article 1240 du Code civil (C. civ., art. 1382 ancien), et considéré comme une application de la responsabilité civile pour faute, le principe est désormais autonome et sans fondement textuel864. En effet, sa mise en œuvre exige davantage un trouble dépassant les inconvénients habituels du voisinage qu’une faute. En conséquence, le trouble anormal est susceptible d’être invoqué même si l’auteur du trouble agit conformément à la réglementation865. À ce titre, la jurisprudence impose la cessation du trouble plutôt que la condamnation de l’auteur à une réparation par équivalent866. En outre, l’action peut être dirigée tant contre le propriétaire du fonds à l’origine du trouble que contre son locataire867, ou même l’entrepreneur y effectuant des travaux868.

2580 – Application aux énergies renouvelables. – L’exploitation d’une énergie renouvelable avec toutes les autorisations nécessaires n’exclut pas la reconnaissance d’un trouble anormal du voisinage869. A fortiori, le trouble anormal de voisinage peut exister dans l’hypothèse d’exploitations dispensées d’autorisation, par exemple les éoliennes de moins de douze mètres870. Le juge se montre parfois compréhensif. Ainsi, une éolienne située à 400 mètres d’une habitation a été considérée comme un trouble normal du voisinage, l’environnement de la propriété n’étant pas altéré par ce désagrément esthétique, mineur eu égard à l’éloignement871. Mais la jurisprudence se montre également rigoureuse. Ainsi, un trouble anormal de voisinage a été établi pour une éolienne de onze mètres de haut située à cinquante mètres de la façade de la maison des voisins. Le propriétaire a été condamné à démonter l’installation, outre le versement de dommages et intérêts872. En l’espèce, les juges ont considéré que le trouble résultait de l’effet stroboscopique provoqué par l’éolienne, caractérisé par l’interruption périodique de la lumière lors de la rotation des pales et par l’attirance du regard par le mouvement de l’éolienne et de son ombre portée. L’éolienne peut également causer un trouble anormal en raison du bruit des aérogénérateurs873. Un trouble anormal a également été reconnu dans le cas d’un parc de vingt et une éoliennes situé à proximité d’un ancien domaine viticole en raison du préjudice visuel, des nuisances sonores et de la perte de valeur de la propriété874. Outre l’indemnisation du préjudice, l’exploitant fut condamné à la démolition sous astreinte de quatre des éoliennes.

2581 – La dénaturation des notions de trouble et de voisinage. – La jurisprudence relative au trouble anormal de voisinage a servi d’embryon au droit de l’environnement875. Elle apparaît en effet au 19e siècle, dans le contexte de pollution industrielle876. Le développement du droit de l’environnement, corrélatif à l’augmentation des pollutions du monde moderne, aurait pu conduire à cantonner la notion aux seuls rapports de voisinage entre particuliers. Mais il n’en fut rien, bien au contraire877. Tout d’abord, la notion de voisinage est devenue floue. Elle ne se limite plus à la proximité immédiate878. La jurisprudence européenne a ainsi pu considérer que des terrains agricoles en Autriche étaient voisins d’une centrale nucléaire en République tchèque, bien que séparés de 100 kilomètres879. Au fond, chaque territoire susceptible d’être affecté négativement par une activité est considéré comme voisin880. Le voisinage étant défini de manière très étendue, le trouble anormal de voisinage est retenu, par exemple, pour des éoliennes situées à une distance significative. Dans le même temps, la notion de trouble a évolué881au point d’englober le simple risque préjudiciable882. Ainsi, des juges du fond ont ordonné l’enlèvement d’antennes-relais au titre du trouble anormal en considérant la possible nocivité des ondes883. La Cour de cassation elle-même a implicitement validé ce raisonnement sur la base d’un principe de précaution884.

2582 – La modération prétorienne. – Le recours extensif au trouble anormal de voisinage n’est pas judicieux dans le cas des énergies renouvelables. Il fait en effet peser un risque sérieux sur des projets ayant pourtant toutes les autorisations nécessaires au titre du droit de l’environnement, de l’urbanisme et de l’énergie. La notion de trouble anormal de voisinage est subjective. Elle échappe à toute planification par l’autorité publique et fait prévaloir les intérêts catégoriels des voisins immédiats sur l’intérêt général. En outre, sa mise en œuvre n’a rien de systématique et nécessite la volonté contentieuse d’un plaideur. Les installations déjà implantées bénéficient du principe de l’occupation antérieure. En effet, les nuisances industrielles ne donnent pas lieu à réparation, lorsque l’activité est conforme à la législation, et dès lors que cette activité est antérieure au titre de la victime (CCH, art. L. 112-16). Mais la règle est sans effet pour les installations à venir. La dernière évolution jurisprudentielle restreint néanmoins l’application du trouble anormal de voisinage. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme considère que le bruit émis par des éoliennes situées à 400 mètres d’une habitation ne constitue pas une atteinte au droit au calme dès lors que le bruit n’excède pas les seuils recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS)885. Sur le plan national, la Cour de cassation estime désormais que le juge judiciaire n’a pas le pouvoir d’ordonner l’enlèvement d’éoliennes886. Au nom du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la Cour de cassation considère que le juge judiciaire n’a pas à substituer son appréciation à celle de l’autorité administrative. Les autorisations délivrées à ce titre prennent en effet déjà en compte les dangers ou inconvénients résultant de ces installations, pour le voisinage, la santé, ou l’environnement. Au plus, les tribunaux judiciaires sont compétents pour allouer des dommages et intérêts aux voisins lésés, ainsi que pour ordonner les mesures propres à faire cesser le préjudice causé par l’installation. Rendue dans le contexte d’éoliennes relevant du régime ICPE, la solution a vocation à être généralisée à toutes les énergies renouvelables relevant du même régime, voire de l’autorisation environnementale unique. Ce qui ne laisse hors de son champ que les hypothèses de moindre envergure ne nécessitant aucune autorisation administrative.

Le châtelain se bat contre des moulins à vent

L’évolution jurisprudentielle s’est produite dans une hypothèse exemplaire en pratique. Deux parcs éoliens, de cinq aérogénérateurs chacun, tous d’une hauteur supérieure à cinquante mètres, sont installés en 2007. Le propriétaire du château de Flers, monument historique dans le Pas-de-Calais, se plaint des nuisances visuelles, esthétiques et sonores en résultant, ainsi que de la dépréciation de son bien immobilier. Sur le fondement du trouble anormal de voisinage, le tribunal de grande instance de Montpellier ordonne le démantèlement des deux parcs, au motif d’une dénaturation totale du paysage champêtre, du ronronnement et sifflement des éoliennes même en dessous des seuils réglementaires, et des perturbations de la vue dues aux phénomènes stroboscopiques et de variation d’ombre887. En appel, la décision est infirmée : le juge judiciaire n’est pas compétent pour ordonner la démolition d’une ICPE, au contraire du juge administratif. En conséquence, le trouble anormal de voisinage ne permet que d’obtenir des dommages et intérêts888. Il s’agit de la solution consacrée par la Cour de cassation dans l’arrêt précité.

Section II – La réparation du préjudice écologique

2583 – La consécration du préjudice écologique. – Suite au naufrage de l’Erika, responsable d’une immense marée noire, la jurisprudence évolua en faveur de l’admission du préjudice écologique. Suivant l’avis des juges du fond889, la Cour de cassation consacra le principe de réparation du préjudice écologique, « consistant en l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement »890. La solution a été confirmée depuis891. La nouveauté prétorienne fut d’admettre non pas la réparation du préjudice subi par une personne en particulier, mais le fait même de l’atteinte à l’environnement, suivant en cela l’opinion d’une partie de la doctrine892. Cette idée prétorienne a été récemment consacrée par le législateur893. Le Code civil consacre désormais un chapitre dédié à la réparation du préjudice écologique (C. civ., art. 1246 à 1252).

2584 – Responsabilité des exploitants d’énergies renouvelables ? – Les textes légaux se révèlent particulièrement larges. La loi proclame que toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer (C. civ., art. 1246). Le préjudice écologique est lui-même défini comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » (C. civ., art. 1247). L’action en réparation est toutefois limitée à certaines personnes ayant qualité pour agir : l’État, l’Agence française pour la biodiversité, les collectivités territoriales concernées et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance ayant pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement (C. civ., art. 1248). La réparation s’effectue en principe en nature, à défaut au moyen de dommages et intérêts affectés à la réparation de l’environnement (C. civ., art. 1249). Bien que la loi ait été initialement pensée pour la réparation de grandes catastrophes, telles que le naufrage d’un pétrolier, les formules légales sont assez génériques pour englober également les atteintes à l’environnement causées par des édifices ou des bâtiments894. La loi est encore trop récente pour donner lieu à de la jurisprudence. Pourtant, il n’est pas interdit de penser qu’un champ d’éoliennes ou une unité de méthanisation est susceptible de causer un préjudice écologique au sens de l’article 1248 du Code civil. Auquel cas l’ancienne rigueur jurisprudentielle concernant le trouble anormal de voisinage pourrait renaître sous couvert de réparation du préjudice écologique895.


859) G. Mémeteau, Éoliennes et voisinages (partie I) : RD rur. 2017, étude 32.
860) Cass. req., 3 août 1915, Clément Bayard : DP 1917, 1, 79. – GAJC, t. 1, 13e éd. 2015, n° 69, obs. Terré et Lequette.
861) Par ex., Cass. 3e civ., 14 nov. 1990, nos 87-19.642 et 88-10.741 : Bull. civ. 1990, III, n° 234.
862) Cass. 2e civ., 20 juin 1990 : Bull. civ. 1990, II, n° 140.
863) Par ex., Cass. 3e civ., 30 juin 2004, n° 03-11.562 : Bull. civ. 2004, III, n° 140.
864) F. Caballero, Essai sur la notion juridique de nuisance, LGDJ, 1981. – R. Libchaber, Le droit de propriété, un modèle pour la réparation des troubles de voisinage, in Mél. Mouly, t. I, Litec, 1998, p. 421. – F. Rouvière, La pseudo-autonomie des troubles anormaux de voisinage, in Variations sur le thème du voisinage, PUAM, 2012, p. 73.
865) G. Viney, Le contentieux des antennes-relais : D. 2013, chron. 1489.
866) C. Bloch, La cessation de l’illicite. Recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle, Dalloz, 2008.
867) Par ex., Cass. 3e civ., 4 nov. 2004, n° 03-13.142, non publié.
868) Par ex., Cass. 3e civ., 22 juin 2005, n° 03-20.068 : Bull. civ. 2005, III, n° 136 ; D. 2006, 40, note Karila ; RTD civ. 2005, 788, obs. Jourdain.
869) TGI Montpellier, 4 févr. 2010, n° 06/05229 : Dr. env. 2010, n° 179, p. 193.
870) Rép. min. n° 121886 : JOAN Q 21 févr. 2012, p. 1564.
871) CA Orléans, 19 mai 2003, n° 02/00042.
872) CA Douai, 16 avr. 2009, n° 08/09250.
873) CA Caen, 23 sept. 2014, n° 13/03426.
874) TGI Montpellier, 4 févr. 2010, n° 06/05229.
875) J.-P. Baud, Le voisin protecteur de l’environnement : Rev. jur. env. 1978/1, p. 16.
876) Cass. civ., 27 nov. 1844 : S. 1844, 1, 211 ; DP 1845, 1, 13.
877) B. Grimonprez, Le voisinage à l’aune de l’environnement, in Variations sur le thème du voisinage, PUAM, 2012, p. 141.
878) G. Godfrin, Trouble de voisinage et responsabilité environnementale : Constr.-Urb. 2010, étude 16, n° 6.
879) CJCE, 18 mai 2006, aff. C-343/04, Land Oberösterreich c/ CEZ as : RD imm. 2006, p. 358, note F.-G. Trébulle.
880) P. Villien, Vers une unification des régimes de responsabilité en matière de troubles anormaux de voisinage dans la construction immobilière, Rapp. C. cass. 1999, p. 1.
881) C. Guillemain, Le trouble en droit privé, PUAM, 2000, n° 23.
882) P. Stoffel-Munck, La théorie des troubles de voisinage à l’épreuve du principe de précaution ; observations sur le cas des antennes-relais : D. 2009, p. 2817.
883) CA Versailles, 4 févr. 2009 : D. 2009, chron. 1369, pan. 2488, obs. F.-G. Trébulle et 2300, obs. N. Reboul-Maupin.
884) Cass. 3e civ., 3 mars 2010, n° 08-19.108 : D. 2010, 2419, obs. G. Forest.
885) CEDH, 26 févr. 2008, n° 37664/04, Fagierskold c/ Suède.
886) Cass. 1re civ., 25 janv. 2017, n° 15-25.526, n° 106, FS–P+B+I.
887) TGI Montpellier, 1re ch., 17 sept. 2013, n° 11/04549.
888) CA Montpellier, 1re ch., 28 juill. 2015, n° 13/06957.
889) TGI Paris, 16 janv. 2008 : D. 2008, 351, 273, édito F. Rome et 2681, chron. L. Neyret ; AJDA 2008, 934, note A. Van Lang. – CA Paris, 30 mars 2010 : D. 2010, 967, obs. S. Lavric.
890) Cass. crim., 25 sept. 2012, n° 10-82.938 : D. 2011, 2281 ; Rev. sc. crim. 2011, 847, obs. J.-H. Robert.
891) Cass. crim., 22 mars 2016, n° 13-87.650 : D. 2016, 1236, note A.-S. Epstein ; Rev. sc. crim. 2016, 287, obs. J.-H. Robert ; RTD civ. 2016, 634, obs. P. Jourdain.
892) V. Rebeyrol, L’affirmation d’un droit à l’environnement et la réparation des dommages environnementaux, Defrénois, 2010. – E. Ugo, Préjudices environnementaux et responsabilité civile, thèse Aix-Marseille III, 2014. – B. Dubuisson et G. Viney (ss dir.), La responsabilité et la réparation des dommages causés à l’environnement, Bruylant, Schulthess, LGDJ, 2006.
893) L. n° 2016-1097, 8 août 2016, pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
894) C. Charbonneau, La réparation du préjudice écologique est-elle soluble dans le droit de la construction ? : RD imm. 2016, 592.
895) F.-G. Trébulle, La consécration de l’accueil du préjudice écologique dans le Code civil : Énergie-Env.-Infrastr. 2016, n° 11.

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